Aucun être humain ne peut se soustraire à l’amour. Initiée dès le berceau, l’affectivité humaine ne chôme pas. Elle rayonne, elle cherche sa nourriture, elle reste présente et liée à toute la vie comme un élément qui la soutient et la construit.
L’amour n’est pas un luxe, mais une nécessité. Par mon existence je communie dans l’être avec tout le réel. Étant une réalité inachevée, j’ai encore des relations spéciales avec des êtres qui contribuent à mon épanouissement tant physique que spirituel. M’y refuser, c’est nier mon origine, c’est rejeter ma mission d’existence.
L’amour, ce fait universel, cette nécessité essentielle, porte en soi tant d’importance. N’est-it pas principe de tous les sentiments et de toutes les émotions? Par amour de celui qu’on aime, on haðt ce qui nous en prive, on le désire s’il est absent, on craint s’il est menacé d’un péril, on s’attriste quand il est empêché par le mal présent. La colère même n’est qu’un amour qui se venge, l’audace, un amour dressé contre l’obstacle, l’espérance, c’est l’amour qui attend, enfin la jouissance n’est rien d’autre qu’un amour satisfait. Ainsi l’amour est au principe de tous nos actes .
Ce principe dynamique, au cours de l’histoire, a réussi à introduire l’homme dans un monde rempli de joies, mais avec lequel l’attend aussi, malgré lui, un monde rempli de souffrances.
Que celui qui aime interroge son passé, il mesurera sans peine la place qu’y occupe la blessure faite par l’amour. S’il regarde autour de lui, il trouvera aussi que ceux qui aiment, sont tous plus ou moins nourris d’elle comme d’une mère commune. “Je suis navré d’amour” , “Tu m’as blessé le coeur” , “Car je languis d’amour” . Ces lamentations de l’épouse du Cantique des Cantiques sont l’écho d’une partie de l’humanité s’aventurant sur le chemin de l’amour. Quelles que soient ses réussites, souvent elles sont épisodiques et partielles, des printemps entre deux hivers.
L’expérience tragique tente dès lors à identifier même l’amour avec la souffrance, à lui attacher l’idée d’une mort qui prolonge. “L’amour que je voulais chanter, aurait dit Schubert, se transformait en souffrance, et quand je voulais dépeindre la souffrance, celle-ci se muait en amour”. Désespéré, on affirme que l’amour n’est qu’un mensonge “qui consiste seulement dans notre besoin de voir nos souffrances apaisées par l’être qui nous fait souffrir” , que l’amour est une absurdité qui nous ramène à la solitude , que “l’amour est impossible sous toutes ses formes, qu’il soit commun, platonique ou chrétien” . L’amour dans ces conceptions est scandale: union et distance, douleur et joie, désintéressement et réciprocité. Nue, atroce, la souffrance de ceux qui aiment, est devenue incompréhensible peut-être. Comme si le Créateur, regrettant de donner à l’homme la faculté d’aimer, voulait mêler à son ouvrage un germe destiné à le corrompre.
La souffrance morale, cette réalité en nous et contre nous, possède pourtant une valeur mystérieuse et imposante. Surgie de l’amour, elle est en quelque sorte l’ombre révélatrice qui dénonce ce que nous aimons et comment nous aimons. “Dis-moi ce que tu souffres, je saurai ce que tu es”. Cette adaptation de la maxime connue est fondée sur des expériences probantes. On ne pleure pas ce à quoi on est indifférent, mais on souffre en proportion de son amour. Comme notre vie se fixe selon nos attachements, la souffrance de l’amour est pour nous l’aiguillon qui réveille notre conscience et lui signale où s’oriente notre destinée. D’ailleurs, “souffrir passe, avoir souffert ne passe jamais”, cette souffrance jette dans la vie de l’homme des racines trop profondes pour qu’on puisse les arracher facilement. Même quand elle se calme, elle ne cesse de modifier et d’imprégner notre personnalité. Son influence peut s’infiltrer profondément jusqu’aux plus petites manifestations de notre vie consciente et inconsciente.
Si une analyse de la souffrance de l’amour ne peut passer sous silence l’étude de la structure de l’amour et les causes d’où surgit la souffrance, un tel travail pourrait sans doute nous aider à comprendre ce que nous aimons et notre façon d’aimer.
Précision du mot amour
Avant de parcourir les divers domaines de la pensée où ce sujet va nous engager, il est nécessaire d’en préciser le terme le plus essentiel. L’amour! un mot qui a coutume d’éveiller l’attention universelle, mot grevé d’une terrible équivoque. “Le mot amour, dit André Lalande, appartient si fortement à la langue courante, avec la multiplicité de ses sens, qu’on ne saurait faire adopter une spécification de ce terme. Nous nous bornons donc à en signaler l’ambiguðté, et à réclamer, dans tous les cas équivoques, l’usage des expressions qui permettent d’éviter le sophisme” .
Comme preuves de cette ambiguðté, citons quelques exemples. Pour Georges Dumas, “on ne peut aborder la psychologie de l’amour sans parler de l’instinct sexuel” . “Pour qu’il y ait amour, il faut que l’instinct sexuel, qui a déjà par lui-même ses préférences et sa façon de choisir, s’accompagne d’un choix qui le fixe, et de sentiments tendres” . “L’instinct sexuel reste le centre autour duquel tout gravite” . C’est aussi le premier sens du mot amour dans le fameux dictionnaire de Littré.
Sortant de cette ambiance sexuelle, l’usage du terme amour a deux tendances opposées:
La première assimile l’amour au désir. “Aimer, dit Helvetius, c’est avoir besoin” . En ce sens, l’amour est le “nom commun à toutes les tendances attractives, surtout quand elles n’ont pas pour objet exclusif la satisfaction d’un besoin matériel” .
La deuxième tendance est essentiellement opposée à l’égoðsme: “soit qu’elle ait pour objet le bien d’une autre personne (…); soit qu’elle ait pour objet une idée en face de laquelle on fait plus ou moins complètement abnégation de son intérêt, et même de son individualité” . L’amour en ce sens est, selon l’avis de Maurice Blondel, moins un antiégoðsme qu’un supra-égoðsme .
Ces deux tendances, Descartes tente de les ramener sans distinction à un tout. Pour lui, “il n’est pas besoin (aussi) de distinguer autant d’espèces d’amour qu’il y a de divers objets qu’on peut aimer” ... “Cette distinction regarde seulement les effets de l’amour, et non point son essence” . Car tout amour est “une émotion de l’âme causée par le mouvement des esprits, qui l’incite à se joindre de volonté aux objest qui paraissent lui être convenables” . Par se joindre de volonté, Descartes entend “le consentement par lequel on se considère dès à présent joint avec ce qu’on aime, en sorte qu’on imagine un tout, duquel on pense être seulement une partie, et que la chose aimée en est une autre” .
Cette trop grande diversité signifiée par le mot amour rend délicate la situation de celui qui aborde ce sujet. Certes, chaque amour a ses nuances propres, mais l’amour, s’il a un sens applicable à tout ce que l’on nomme amour, doit certainement avoir un élément commun qui le fait amour et non pas un autre sentiment ou une autre émotion. Son visage peut revêtir des expressions diverses, mais sa structure reste la même.
Il va sans dire que je n’emploie pas ici le mot amour dans le sens restreint des romanciers et psychologues modernes, pour lesquels amour veut dire passion sexuelle.
“L’amour, c’est beaucoup plus que l’amour”. Ce titre, que Jacques Chardonne a donné à son livre , (si cet auteur n’avait pas une intention philosophique), convient au moins éventuellement à ce que je pense de l’amour confronté avec celui indiqué précédemment. Cet amour, qui est beaucoup plus que l’amour, est celui entendu dans l’acceptation que lui donnent la philosophie traditionnelle et le langage courant. Il n’est rien d’autre que “l’adaptation de l’appétit sensible ou de la volonté à quelque bien, c. à d. la complaisance même pour le bien” . Avant d’être divisé en amour de bienveillance, et amour de convoitise, l’amour est déjà une adaptation, en tant que réaction à la séduction de l’objet aimable, et dont la complaisance souligne le côté psychologique. Cette acceptation n’est pas loin de celle trouvée dans le langage universel, où l’amour veut dire “affection vive pour quelqu’un ou quelque chose” .
Tandis que la complaisance ou l’affection peut exister envers n’importe quelles choses, je me permets de ne parler ici que de l’amour entre personnes. Mon travail est donc limité à l’amour entre individus humains.
Ma précision précédente, comme celle qui va suivre, n’est qu’une simple indication. Une étude plus détaillée de la nature de l’amour et de la souffrance sera faite ultérieurement.
Remarque sur le mot souffrance
Ayant précisé la signification du mot amour, il est nécessaire de déterminer la signification de l’autre terme d’une portée tout aussi importante dans la thèse: le mot souffrance.
Le sens étymologique et propre du mot souffrir est supporter. Il se divise en deux acceptations: résister à quelque chose de fâcheux, de pénible, endurer . En général, on applique indifféremment ce terme souffrance aux peines d’ordre moral ou physique. Pour mieux distinguer, il semble utile de réserver le mot souffrance à l’ordre moral, laissant le terme douleur à l’ordre physique. “Douleur, dit saint Thomas, s’emploie davantage pour les douleurs corporelles - qui sont plus connues - que pour les douleurs spirituelles” . De même, Louis Lavelle, dans son beau paragraphe sur la douleur et la souffrance, après avoir décrit quelques caractéristiques de la douleur physique et de la douleur morale, a pensé qu’il vaudrait mieux sans doute employer ici: (il s’agit de la douleur morale) le mot de souffrance que le mot de douleur” .
Selon A. Lalande, le mot douleur, au sens restreint et précis, “se distingue nettement non seulement de chagrin, de tristesse, etc., mais de sensation pénible ou désagréable” . C’est ce que remarque aussi Max Scheler dans sa théorie des quatres couches affectives:
(1) - Les sensations répandues et localisées pour ainsi dire à la périphérie de l’organisme, (douleur,...).
(2) - Les sentiments vitaux n’appartenant qu’à l’organisme entier et à son centre vital, (lassitude...). Ces sentiments ne sont pas vécus, comme, p. ex. le deuil, la tristesse... en tant que qualités du moi psychique investissant le corps...
(3) - Les sentiments psychiques se rapportant immédiatement au moi, tout en étant fonctionnellement relatifs aux objets perçus, représentés ou imagés...
(4) - Les sentiments religieux d’ordre métaphysique, “les sentiments du salut” relatifs au noyau de la personne spirituelle en tant que tout indivisible (béatitude, désespoir...) .
C’est la souffrance prise dans cette acceptation comme douleur morale (chez St. Thomas, L. Lavelle) ou sentiment psychique (chez Max Scheler) que j’envisagerai dans cette étude.
Il me reste, avant d’aborder directement mon sujet, à exprimer ma reconnaissance à tous ceux qui m’ont aidé dans ce travail. Je désire remercier tout spécialement Monsieur le Professeur Dr Norbert Luyten, ancien Recteur de l’Université de Fribourg, Suisse, de son inlassable obligeance avec laquelle il a dirigé mon travail. J’aime dire aussi toute ma gratitude à son Excellence l’Archevêque Dr Hermann Schašufele, de Freiburg im Breisgau, pour sa générosité si bienveillante, qui a permis l’édition de cet essai. Je remercie enfin Monsieur le Docteur Linus Bopp, Professeur à l’Université de Freiburg i. Br., du grand intérêt qu’il a activement consenti à cette publication.
Parler de la genèse de la souffrance de l’amour, c’est chercher les causes qui la font surgir. Deux voies semble-t-il, pourraient s’offrir à notre initiative, soit que nous fassions un retour sur notre passé pour y découvrir l’origine de notre première souffrance, soit que nous observions de près la psychologie chez les autres afin d’en capter la manifestation initiale. Mais, toutes fructueuses qu’elles soient, ces deux voies n’entraýnent pas moins de difficultés.
Car, reconnaýtre le passé, c’est très souvent le déformer. Outre les besoins logiques qui interviennent pour atténuer les complications accidentelles conservées dans le souvenir, les facteurs affectifs modifient également sourdement nos souvenirs, dans un sens conforme à nos intérêts et à nos préférences. De là l’homme se donne l’illusion de ce qu’il n’a pas fait et de ce qu’il n’est pas. De plus, l’affaiblissement et la désagrégation des souvenirs sont l’expérience de tous les jours.
Si l’évocation de notre passé n’offre pas une garantie certaine pour la solution de notre problème, l’observation de la psychologie chez les autres ne nous en fournit pas non plus des promesses sures. Car, vouloir enregistrer ce qui se passe dans le monde intérieur d’autrui ne peut être parfaitement réalisé que par une communication profonde entre leur être et le nôtre, ce qui n’est pas facile.
Cependant ces deux voies initiales ne paraissent pas décevantes à ce point de cesser d’être un moyen légitime de notre étude. Étant une connaissance sensitivo-intellectuelle, l’expérience possède déjà en soi une objectivité fondamentale, qui, pour cette raison, peut être élaborée, purifiée quelquefois et justifiée ultérieurement par des raisons philosophiques.
Il est par conséquent légitime et aussi nécessaire de partir de l’expérience comme d’un moyen primordial. Elle nous apprend avec certitude que la souffrance est une réalité bien positive. Elle existe. C’est une évidence qu’on appelle donné. Partant de là, nous essayerons d’esquisser la structure de la souffrance.
La réalité positive de la souffrance
Insistons encore sur le caractère positif de la souffrance. Rien n’est plus injuste que d’affirmer: la souffrance subjective n’est pas réelle. Toute souffrance est un mal réel, quelqu’en soient les causes. Le nombre des suicides causés chaque année par l’amour contrarié ne dit pas que ce mal subjectif est irréel. Et les morts lentes par un état de langueur, de dépression, les cas de folie produis par des chagrins d’amour ne le disent pas également. Ce chagrin dont on aime à rire peut cependant être terrible. On le lit souvent sur la physionomie des amants malheureux. Ils deviennent sombres, distraits, rêveurs, taciturnes et pensifs. Ils négligent leur métier et en perdent le gout. “Je n’ai gout à rien, je n’ai plus de courage, je suis brisé, etc., etc., telles sont les phrases qu’on entend sans cesse et l’attitude accablée des sujets confirme leurs dires. En même temps, quand la tristesse est profonde, ils ont la sensation confuse que leur corps entier y participe; ils l’éprouvent dans la tête qui s’incline, dans les jambes qui fléchissent, dans les bras qui pendent, dans l’organisme entier qui s’abandonne. Ils se sentent ralentis dans leurs mouvements, ils arrivent difficilement à se réchauffer, ils ont froid aux mains, ils frissonnent. Avec ce sentiment de faiblesse, d’impuissance physique et de ralentissement vital, toutes les observations signalent l’impuissance affective, la paresse des sujets devant toute espèce d’effort intellectuel et dans toutes les formes de l’activité volontaire”28.
Leur mal provient-il des hallucinations ou de causes réellement objectives? Cela ne nous intéresse pas ici. Une chose est certaine, c’est que quand quelqu’un souffre, sa souffrance est un mal bien réel, quoiqu’elle provienne quelquefois d’hallucinations. Subjectif ne veut pas dire irréel ou inexistant. Cela peut être très pénible, mortel même.
La souffrance, on l’éprouve comme une réalité psychologique, spirituelle à sa façon, incapable de se communiquer directement à un autre. Sa présence, loin d’être justifiée, s’impose à la conscience. Cet état affectif, ce mal vécu, a sa consistance propre, par laquelle le sujet se sent atteint, déprimé, affligé.
Puisque la contrariété entre le plaisir et la tristesse est déterminée par la contrariété de leurs termes, ou objets, c. à d. du bien ou du mal29, sur le plan génétique, étant contraire au plaisir, la souffrance apparaýt comme une privation. En réalité elle n’est pas si simple. Un exemple: blanc et non blanc, blanc et noir, ces deux comparaisons sont tout à fait différentes. De même une bouteille vide de vin n’est pas une bouteille remplie de vinaigre.
La positivité de la souffrance se manifeste sous forme d’acte, ou plutôt de réaction. Cette réaction se caractérise surtout par “une attitude de refus”30.
“Souffrir, c’est protester contre la souffrance”31. Tout l’effort du souffrant consiste à écarter la souffrance32. Plus grande est la souffrance, plus se manifeste la puissance de réagir à laquelle elle s’oppose. Et par conséquent, plus la souffrance est intense, plus est puissante aussi la force par laquelle l’homme s’efforce d’éliminer la souffrance. Elle a donc pour effet de concentrer autour d’elle, dans une certaine mesure, l’attention et les forces de l’âme. C’est pourquoi, quand on souffre trop, il est difficile de bien travailler, à cause du manque de forces nécessaires. L’être sent en lui une domination qui occupe, ravage, torture ce qu’il y a de plus profond en soi.
Une qualité bien étrange dans cette réaction, c’est une sorte d’intimité avec lui-même qu’elle réveille dans l’être. Comme appesanti par le poids du mal, on se replie sur soi, sur sa peine, on s’évade, s’isole. On se retire en soi pour être contre un mal qui est réellement son mal, puisque la souffrance est en soi et contre soi. En soi, car elle est sienne, l’état intime de son affectivité. Contre soi, car elle le rend malheureux.
Étant un état intime de l’affectivité, elle n’est parfaitement saisissable que par la conscience qu’elle affecte; nul ne peut jamais dire sans crainte d’erreur que sa souffrance est pareille à celle d’autrui. Sur ce point, il y a une vérité cependant que l’on peut affirmer, c’est que la souffrance est historique, en ce sens qu’elle se produit dans le temps. Avant qu’elle puisse se développer, croýtre, diminuer, finir, elle doit exister. Et avant d’exister, elle n’existait pas. A un moment donné elle a commencé à exister. Entre le moment où elle n’existe pas, et celui où elle existe, il y a la séparation du non-être à l’être. Si le non-être ne peut pas causer l’être, la souffrance ne surgit pas non plus du néant. D’où provient-elle?
Le mal conjoint comme objet de la souffrance
La réponse est fort simple pour ceux qui souffrent: De la mort, de la séparation de l’être aimé, de l’amour contrarié ou non partagé, de l’infidélité ou de l’abandon du partenaire, etc... Si on souffre, on souffre toujours de quelque chose. Ainsi cet objet de la souffrance est considéré comme sa cause. Et cette affection étant un mal éprouvé, ce qui le cause se nomme aussi le mal. Le premier mal se réfère au second comme son écho, son signe. Ce mal, puisqu’il est mal, n’est pas un bien, au moins selon le même point de vue, mais il est relatif au bien, en tant qu’il ne se comprend que par référence à un bien dont il est l’absence. Pourtant il n’est pas une simple absence du bien tout court, mais seulement du bien aimé. Il est une privation plutôt qu’une absence, une privation qui est cependant présence sur le plan psychologique. C’est une présence amère d’une absence, et une absence d’une présence chère.
La perte du bien et la présence du mal ne diffèrent donc pas dans l’ordre ontologique33. Mais dans l’ordre affectif, ce qui spécifie la souffrance, c’est la mal présent en tant que mal 34. Et ce mal n’est rien d’autre que la perte elle-même d’un bien appréhendé sous la raison du mal 35.
Notons que le mal ressenti, la souffrance, n’ajoute rien dans la nature du mal qui le cause. Il n’est que sa transposition en nous et pour nous sous la forme d’un mal vécu. Il est un mal signalant un mal.
Entre ces termes “signifié-signifiant” il y a sans doute une certaine relation. Ce rapport de cause ne s’explique pas par la simple présence de tel événement funeste représenté dans son objectivité pure. La mort d’une personne peut être l’objet d’observation, d’études, de joie même pour les uns, alors qu’elle est un objet de douleurs pour les autres. Les mêmes événements qui n’étaient que des faits sans aucune importace, deviennent aujourd’hui des sources de douleurs pour le même sujet. Cela signifie que ce qui provoque la souffrance ne le fait que grâce à une certaine disposition du sujet.
Nous ne souffrons d’une situation que pour autant qu’elle présente un intérêt négatif, et non comme une situation en soi. Et cet-intérêt n’est alors négatif que par rapport à nous. En soi, la situation a une valeur objective, indépendante de nous. En tant que cause de notre souffrance, elle acquiert une importance objectivo-subjective. Cette importance que nous en tirons est une signification en fonction de notre être. Cette importance étant négative, la situation se trouve révélée concrètement d’une manière vivante dans notre univers psychologique par la souffrance. Puisqu’elle nous cause ainsi du mal, cette importance négative36 est nommée mal, comme si l’effet réfère la responsabilité à sa cause.
L’appétit comme faculté de la souffrance
Si nous venons de dire “nous”, c’est parce que c’est nous qui souffrons. Mais l’homme agit et subit par ses facultés. Celle par laquelle nous souffrons c’est l’appétit. Car la souffrance a pour objet le mal. “Or le bien et le mal, en tant que tels, sont objets de l’appétit”37.
Et “la douleur intérieure se produit parce qu’une chose répugne à l’appétit lui-même”38. Appéter (petere), c’est demander quelque chose. C’est y tendre parce que l’un est ordonné à l’autre par une harmonie d’être. De là naýt l’attraction, ressort de l’action qui conduit l’être vers sa plénitude. Cette tendance n’est rien d’autre que le vouloir être d’un être qui en est capable, et le vouloir devoir-être chez un être qui est conscient de la disproportion entre ce qui est et sa potentialité. Aller à l’encontre de ce voeu de l’être, c’est lui faire du mal, c’est d’abord sur cet élan que peut tomber le mal. C’est par rapport à cette tension vers le bien que l’homme éprouve le mal comme mal. Et dès lors, la souffrance, réaction de l’appétit contre le mal, pernd en soi une juste valeur, en tant qu’elle est une protestation d’une faculté qui de sa nature ne tend que vers le bien en tant que bien. Si par hypothèse un pouvoir plus fort allait jusqu’à changer cette inclination vers le bien en celle vers le mal, celui-ci cesserait d’être cause de la souffrance.
C’est donc grâce à la faculté du bien qu’il est possible de souffrir. Et grâce à la souffrance on peut connaýtre l’état de cette faculté du bien. Un homme insensible devant le mal des autres, qui souffre par contre de leur bien, n’a certainement pas une volonté attachée au vrai bien. Et que dirons-nous de ceux qui ne souffrent que du mal physique et ne réagissent aucunement au mal moral? Sans doute, la droiture de leur appétit laisse à désirer. Ce à quoi nous venons de réfléchir nous laisse voir que la souffrance ne surgit de l’appétit que lorsque celui-ci est activement tendu vers quelque bien. Et tendre activement vers un bien, c’est l’aimer. L’amour, voilà la base immédiate de la souffrance.
L’amour comme principe de la souffrance
L’amour est cause de la souffrance en tant qu’il est son “principe”39. Car, comme nous l’avons vu, “il est la première inclination de l’appétit à poursuivre le bien”40. Cette “inclination de l’appétit à rechercher le bien est la cause de l’inclination à fuir le mal”41. Supprimer l’amour - au sens large - ce serait du coup supprimer le mal comme mal. Il n’y aurait plus de problème de la souffrance. La souffrance appelle l’amour pour exister. L’amour nourrit la souffrance, qui le blesse, par la force qu’il lui donne. Plus notre amour pour quelque chose est grand, plus sa privation nous peine. Et si la quantité de notre énergie affective pour elle est totale, notre mal sera pire.
On comprendra dès lors pourquoi, bien des fois, le mal peut être très grand, alors que la cause objective en semble infime. Un petit geste peu délicat chez l’être aimé peut provoquer à l’aimant un grand déchirement intérieur. C’est parce que souvent toute la réserve de l’affectivité de l’aimant est concentrée sur l’aimé. Le blesser, c’est blesser non pas une partie de son amour, mais l’amour en sa totalité mobilisée, c’est battre non une partie d’un élan tendu, mais tout son être.
La même raison explique aussi pourquoi la compassion d’un ami peut devenir une consolatioin dans notre souffrance. Car “du fait que des amis s’attristent avec nous, on prend conscience que l’on est aimé d’eux”42. Et cet amour reçu est agréable pour adoucir l’amour blessé.
La connaissane, condition de genèse de la souffrance
Notons enfin que l’amour ne peut être allumé que par la connaissance qui propose l’objet à l’appétit, de même la souffrance ne peut être causée que par l’appréhension du mal. Certes, la souffrance est causée par le mal. Mais le mal est une négation. Et négation, en tant que telle, ne peut donner lieu à aucune positivité, telle que la souffrance. La privation ne cause rien. Mais “dans le domaine de la connaissance, la privation elle-même se présente comme un certain être, appelé d’ailleurs être de raison”43. C’est à cette idée ou image, réalité positive, que se suspend la souffrance44. C’est la prise de conscience d’une privation qui la provoque. On souffre parce qu’on sait qu’il y a du mal.
Jouant le rôle de présenter l’objet à l’appétit, l’appréhension occupe une place importante dans souffrance. Elle peut embrasser, non seulement le présent, mais aussi le passé et le futur. La mémoire et l’imagination y apportent une large part. Si dans la souffrance on aime à se replier sur sa peine, dans une absorption de soi-même, le souffrant, tout en ne voulant point souffrir, apporte souvent à sa souffrance une nouvelle nourriture par des représentations de plus en plus riches. Car, concentré sur sa peine, il se tourne souvent vers ce qui n’est plus, ou vers ce qui n’arrive pas encore, vers des souvenirs heureux ou tristes qu’il ranime avec satisfaction. “Celui qui souffre sent toujours sa liaison avec ce qui le fait souffrir”45. Plus on souffre, plus on pense à sa souffrance; plus on y pense, plus la souffrance continue. Le moyen utilisé pour comprendre sa souffrance est aussi un moyen de l’accroýtre. La justifier par l’examen de l’histoire de sa souffrance, c’est du coup la maintenir vivante. Elle n’en deviendrait que moins douloureuse, si je pouvais ne pas l’approfondir par la concentration de mon appréhension. Seul mon silence intérieur peut l’éteindre. Seul l’oubli est capable de l’éliminer. Ne pouvoir pas oublier, c’est déjà être condamné à nourrir son mal.
Puisque ce sont les représentations qui provoquent la souffrance, il n’est pas rare qu’elle provienne des hallucinations, des idées fixes faiblement ou nullement basées sur la réalité objective. Des drames douloureux issus de la jalousie amoureuse par exemple, n’ont-ils pas quelquefois pour cause principale les états de la conscience morbide de quelques aimants?46.
Cet aperçu général de la souffrance comme une opposition vivante de l’appétit au mal connu, me permet de voir maintenant le domaine que mon travail va embrasser.
Chercher la genèse de la souffrance de l’amour, c’est en chercher la cause. Cette cause étant le mal conjoint, qui n’est rien d’autre que la privation du bien, mon projet doit commencer par rechercher d’abord les biens dont l’amour peut priver. Mais il est impossible de les savoir sans connaýtre préalablement la structure de l’amour. La recherche de la genèse de la souffrance de l’amour exige donc avant tout l’étude de la structure de l’amour.
Sans prétendre exposer une étude exhaustive de l’immense domaine de l’amour, ma tâche se bornera à étudier l’amour que pour autant qu’il est une explication de la souffrance. Mon travail sera donc divisé en deux parties. La première sera consacrée à l’investigation de l’amour, en vue d’y identifier les biens sur lesquels la souffrance peut s’échafauder. La deuxième partie expliquera le surgissement de cette souffrance.
Comme tout amour ne peut commencer que lorsque l’un aime et l’autre est aimé, le duo “aimant - aimé” est une conception qui s’impose à nous quand nous réfléchissons à l’amour. L’amour indéterminé n’existe pas. L’amour doit avoir son contenu. Et quand il est interpersonnel, il s’adresse toujours à quelqu’un. Mais il se peut que celui qui en est l’objet ne le sache pas.
C’est que justement l’amour est quelque chose “d’immatériel”. Il est en moi, mais je ne le vois pas, je ne le touche pas. Il n’a ni couleur, ni forme, ni densité. Par le fait que j’aime, l’aimé est en moi, même s’il n’en sait rien, même s’il ne le veut pas. Si je l’aime, il reste en moi malgré lui, il ne peut rien contre ce torrent de sentiments qui m’entraýne intérieurement vers lui. Il n’échappera pas au duo “moi-aimant et lui-aimé” qui forme mon amour.
Un seul moyen efficace de n’être pas dans ce duo et par conséquent de n’être pas aimé par moi, c’est de ne se jamais laisser connaýtre par moi. Car, comment pourrais-je aimer ce qui n’est nulle part présent dans ma conscience? Et comment peut-it être présent si en même temps je l’ignore totalement? Aimer sans connaýtre, c’est l’amour sans terme, ce qui revient à nier l’amour même. Certes, il est bien vrai que les raisons d’aimer échappent parfois à l’analyse sans pour cela être illégitimes, mais de fait, rien n’est aimé s’il n’apparaýt aimable et reconnu comme tel. Si donc la non-connaissance peut avoir l’efficativé d’écarter l’éclosion de l’amour, c’est parce que la connaissance est en revanche la condition nécessaire de sa genèse. Ignoti nulla cupido 1. Autrement dit, l’amour est une inclination qui suppose la connaissance comme principe d’existence2.
Si la connaissance est exigée comme condition de son existence, il ne saurait être question de la connaissance spéculative, mais seulement de la connaissance pratique3 présentant les motifs du bien proportionné au sujet qui connaýt. Car le bien proportionné joue un rôle essentiel dans l’amour comme nous allons le voir.
Sans doute, il y a autant d’amours que d’histoires d’amour. Que cet amour soit une attraction vers une âme que l’aimant trouve en harmonie avec la sienne, susceptible de communier à son être et de le compléter, que cet amour soit une complaisance de l’ordre sensible à l’égard de l’être aimé pour les qualités ou perfections extérieures qu’il manifeste, qu’il soit encore la traduction affective de l’attrait simplement biologique. En tous les cas, chacun a sa raison d’aimer. Mais une seule réponse suffit finalement à tout. J’aime X parce qu’il comporte quelque chose de bon.
En effet, si on prend le mot amour comme “une certaine connaturalité de l’aimant avec l’aimé 4, ou comme “une sorte d’inclination ou d’aptitude au bien 5, et si le bien n’est que “ce qui est connaturel et proportionné à chacun” 6, “ce qui doit être à la fois un objet de complaisance pour celui qui possède, et de recherche pour celui qui attend” 7, on trouve que l’amour est toujours inséparable du bien.
Mais l’expérience prouve que tout bien connu n’est pas pour autant aimé. Nous connaissons beaucoup de personnes, nous n’en aimons cependant qu’un certain nombre et chacune à un degré différent. De même les bonnes qualités de telle ou telle personne peuvent susciter en celui qui la connaýt un sentiment d’admiration, sans le porter nécessairement à l’aimer.
Cela nous incite à penser qu’en dehors du bien découvert par la connaissance, il doit y avoir un autre facteur cogénérateur de l’amour. Pour mieux l’identifier essayons d’analyser l’expérience faite par ceux qui aiment.
Une féflexion attentive sur nos sentiments révèle au moins qu’il y a en nous une foule de formes et de degrés dans nos relations avec la dehors.
D’abord nous avons l’impression vague de faire un avec tout l’univers. L’homme, par sa constitution corporelle, n’est-il pas un fragment de l’immense cosmos? Étant le milieu où vit l’homme, l’univers lui apparaýt comme une nature fraternelle, aidante et invitante. Aidante, car l’homme peut en tirer la nourriture de son corps et de son esprit. Invitante, car il nous “invite” à le comprendre, à l’admirer, à l’organiser, à l’humaniser en lui mettant notre empreinte humaine. “De plus en plus, la science et la réflexion nous présentent un monde qui ne peut se passer de l’homme, et un homme qui ne peut se passer du monde” 8. Bref, consciemment ou inconsciemment nous nous intéressons à l’univers. Ce sentiment n’est pas clair peut-être. Son contenu et ses frontières sont également confus. Pourtant, si ce sentiment existe, sa raison ne consiste-t-elle pas dans la fraternité en l’être, que nous avons avec toutes les choses?
De plus, nous ne sommes pas seuls à contempler l’univers. Autour de nous, nous trouvons nos semblables, ainsi nommés parce que nous nous retrouvons en eux de quelque manière. L’amour du prochain, plus prononcé déjà que notre sentiment envers l’univers, reste quand même vague. Il devient de plus en plus distinct et intense quand nous l’éprouvons à l’égard des personnes appartenant au même continent, au même pays, au même village, à plus forte raison à la même famille que nous. Il nous semble que l’intensité de l’amour augmente à mesure que les êtres qu’il rassemble sont qualitativement pus semblables. De nouveau, c’est la ressemblance qui joue.
Que dire encore de l’amour entre deux êtres qui n’en font plus qu’un, de deux “moi” dont chacun dit “nous”! Plus qu’ailleurs, ici la concordance et l’harmonie se dévoilent nettement. On dit qu’elles engendrent l’amour, la volonté de se promouvoir et d’être promu l’un par l’autre.
La force de la ressemblance dans la genèse de l’amour peut encore être confirmée par l’observation de la propulsion et de la répulsion mutuelle chez des êtres matériels. Il y a entre certains êtres inanimés une tendance aux rapprochements. On dit qu’ils ont des affinités. Un composé se dissout parce que ses éléments ou certains d’entre eux ont plus d’affinité avec un corps voisin qu’ils n’ont de satisfaction dans la combinaison actuelle. Le langage courant a des expressions qui traduisent ce fait. Ne dit-on pas: les plantes n’aiment pas le foid, etc.? Il n’est pas convenable de trop insister sur cette acceptation mais ces convenances purement matérielles peuvent bien prêter à une généralisation qui rend plus claire notre considération.
On peut donc affirmer que la similitude est cause de l’amour. Et cela n’a rien que de normal dans l’amour. Car l’amour est l’union “en tant que par la complaisance de son affinité, l’aimant se comporte à l’égard de ce qu’il aime comme à l’égard de soi-même ou de quelque chose de soi”9. De soi, la similitude ne cause pas l’amour. Elle est simplement fonction de la vérité, quand elle est affirmée entre deux choses. Pour qu’une similitude soit cause de l’amour, elle doit être une similitude de quelque chose de bon. Car ce qui meut l’appétit, c’est le bien. L’être bon, dont il s’agit ici, c’est le sujet aimant. Par l’être qu’il est, il possède le bien à lui, le bien qu’il aime naturellemen et dont il veut l’épanouissement. Il s’attache à ce bien, puisqu’il lui est le plus uni, dans l’identité de la substance10. L’équation concrète se réalise ici entre ens = unum = bonum. Dès lors, plus l’autre lui sera ressemblant dans l’être, c. à d. plus il sera susceptible d’union avec lui, plus il sera estimé comme son bien et par suite, plus il sera aimé.
Ainsi la similitude n’a pas d’autre causalité que celle du bien qui reste l’objet suffisant et nécessaire de l’amour. Seulement “pour que l’amour naisse, il faut que le bien se présente dans la connaissance avec ce caractère de proportion et de similitude, sans lequel, tout bien qu’il puisse être en lui-même, il ne saurait être notre bien”11. La conclusion universelle, disant que tout bien est aimable, reste donc valable. Car “cette conclusion ne signifie pas que tout bien est aimable à chacun des êtres capables d’aimer; elle signifie seulement que tout bien est apte à être aimé, sans préciser le détail ou la nature des sujets qui peuvent l’aimer. Lors donc qu’il s’agit d’un acte d’amour, causé réellement en un sujet déterminé, il faut dire que cet acte d’amour ne peut être causé que par un bien ayant avec ce sujet un rapport de similitude ou de ressemblance”12. Aussi est-il possible de dire que le bien et la connaissance sont la cause de l’amour au point de vue objectif, tandis que la similitude est la cause de l’amour “ex parte subjecti” à titre de disposition propre du sujet13.
Ainsi la similitude est une cause du rapprochement entre les individus. Et dès qu’elle sera connue, elle ne tardera pas à les unir dans l’amour. Car l’amour lui-même est une union. Nous arrivons ici à la vraie réalité de l’amour. C’est une réalité complexe dont il importe de saisir les multiples aspects. L’amour apparaýt d’abord comme une union qui peut être considérée elle même au point de vue subjectif, en tant qu’une opération immanente et au point de vue de l’aimé vers lequel cette union est orientée.
La force unitive de l’amour
D’abord l’union se réalise dans la faculté appétitive où règne la présence intentionnelle de l’aimé qui lui est chère. N’est-il pas le principe de la complaisance, de la joie, de l’ivresse, quand il est physiquement présent ou quand il possède le bien qu’on lui voulait, du sentiment de désir s’il est absent ou s’il n’a pas tout le bien qu’on lui souhaite? En revanche, dans l’amour désintéressé, l’aimant est dans l’aimé en tant qu’il estime les biens et les maux comme les siens propres, et la volonté de son aimé comme sa propre volonté, de telle sorte qu’il semble que c’est lui-même qui est affecté dans la personne de l’aimé par le bien ou le mal. “quand tu tousses j’ai mal à ta poitrine”, la parole de Madame de Sévigné exprime éloquemment cette idée. Mais dans la mesure où il veut et agit pour son aimé comme pour lui-même, estimant que celui-ci est un avec lui, l’aimé est dans l’aimant 14. Dans le cas de l’amour égoðste, l’aimé reste encore dans l’aimant en tant que l’aimant se réfère à l’aimé comme quelque chose de lui15. Aimer, c’est donc toujours en quelque façon devenir l’autre.
Tous ces faits révèlent qu’avec l’amour, il y a quelque modification dans la faculté affective16. Elle est ce qu’elle n’était pas. Elle est changée et changée par l’aimé, parce que ce qui détermine, spécifie et oriente ses virtualités indéfinies, c’est d’aimer. Actus specificatur ab objecto. Cette immutation se traduit nettement par la complaisance. Et la complaisance, l’aspect psychologique de l’amour en tant que ressenti, ne signale-t-elle une réaction vitale de la faculté devant ce qui lui convient? Mais réaction suppose action. L’objet convenable doit donc agir sur elle, “s’imprimant en quelque sorte dans son intention”17. Sans qu’on puisse attribuer le sens fort à ce mot impression, il est clair qu’il reste très convenable pour signifier la racine de l’union affective.
Par cette impression, l’amour adapte la faculté, crée en elle une convenance actuellement exercée avec l’aimé18. On dirait qu’elle est modelée par lui, et que l’aimé est gravé dans le coeur de celui qui aime. Cette sorte d’impression suffirait-elle à expliquer l’amour “fort comme la mort”19, qui unit souvent des amants? Union vraiment profonde que nul ne semble pouvoir détruire, union vigoureuse qui préfère être sauvée à tout prix, union avec laquelle l’aimant croit tout possible, tout posséder, sinon tout est horreur. L’expérience ne manque pas d’apporter ses témoignages.
Cette force unitive révèle que l’empreinte de l’aimé sur l’aimant revêt un caractère tout à fait distinctif. Au lieu d’une impression froide, si l’on peut ainsi dire, comme dans le cas de la connaissance, ce mode d’empreinte est brulant en quelque sorte quand il touche la faculté d’aimer. Sans doute, il n’y a là que l’utilisation d’une métaphore, mais un symbole expressif tiré des effets psychologiques et physiques de l’amour. Au contact de ce feu, s’amollit la volonté dure. N’est-il pas vrai que le liquide s’adapte à toutes formes. Excellente comparaison applicable au coeur aimant. “Mon âme s’est liquéfiée lorsque mon bien-aimé a parlé”20. En se liquéfiant, elle se dilate, elle s’adapte. S’agit-il d’une personne que les raisons n’ébranlent pas, que les exemples n’entraýnent pas, une parole, un regard de son aimé peut le convaicre. S’agit-il d’un danger, l’ aimant va au devant, sans crainte, par une sorte d’avance spontanée et joyeuse. L’amour l’échauffe et l’anime. Cette union affective est intensifiée par l’union, dans la connaissance. A ce point de vue, on dit que l’aimé est dans l’aimant en tant qu’il fait demeurer dans la pensée de celui-ci. Quant à l’aimant, il sera dans l’aimé pour autant qu’il ne se contente pas d’une connaissance superficielle de l’aimé, s’efforçant de scruter tout ce qui est de lui et de pénétrer ainsi dans son intimité21.
La mémoire est aussi souvent captive, occupée de celui qu’on aime. En dormant, on en rêve. Est-on éveillé, on y revient. L’imagination y apporte un large concours. Elle se plaýt à orner de mille perfections la personne aimée. Elle sait tirer de tout ce qui se présente la conclusion que l’aimé a de nouvelles amabilités.
L’union affective, en tant qu’elle s’opère dans les facultés de l’aimant, peut être appelée immanente. C’est une immanence qui dit union mais exclut en même temps l’identification, union qui dit présence et affirme en même temps une sorte de distance intentionnelle. Car seulement l’altérité peut donner à l’aimant la conscience d’être pour l’autre et l’autre pour lui. C’est la distance qui fait que deux êtres ne sont qu’un, étant l’un pour l’autre et l’un dans l’autre. Dans cette intimité, “si quelque fusion paraissait désirable, il faudrait que cette identification s’accomplisse sans que disparaisse la conscience de s’identifier”22. C’est grâce à cette affirmation que l’union affective tend à atteindre l’aimé dans l’existence.
Car, loin d’être une union qui se stabilise, elle se réalise plutôt dans et par le mouvement qui entraýne l’aimant vers l’aimé. L’amour est une réalité dynamique par essence, une force “qui incline et pousse du dedans vers le bien-aimé”23. Il est la “surexistence immatérielle dans laquelle l’aimé est ou devient dans l’aimant le principe d’une pesanteur ou d’une connaturalité intentionnelle, par où l’aimant tend intérieuremnt, comme à son propre être dont il serait séparé, à l’union existentielle avec l’aimé et s’aliène dans la réalité de l’aimé”24.
Le dynamisme de l’amour
L’expérience vécue le prouve éloquemment. Rien n’est plus vrai que la peine d’être loin de l’être aimé et le désir d’être auprès de lui.
Il est vrai que l’union affective tend vers l’union effective. Ce n’est rien que de très naturel. Car la nature de l’appétit est qu’il se porte vers la réalité elle-même25, puisque le bien, son objet, est dans les choses; il ne tire pas les choses à soi comme le fait l’intelligence. Celle-ci atteint le réel dans son idée. Elle l’assimile selon son mode d’être à elle en l’intériorisant en elle. Si le ressort intérieur de toute faculté est de tendre vers l’opération à laquelle elle est ordonnée, être informée par l’idée c’est la perfection de l’intelligence. Mais l’idée du réel n’est pas le réel lui-même. Entre l’intelligence et le réel il y a une distance. Franchir cette distance pour rejoindre le réel, non plus dans son idée, mais dans son existence, c’est la perfection de la faculté appétitive. Ainsi, amorcé par la complaisance, l’amour tend à une union réelle, qui l’achève.
Mais on ne doit pas attendre jusqu’au moment de l’absence de l’union effective pour prouver le caractère dynamique de l’amour. Si l’on essaie d’analyser ce qui se passe dans la conscience, dans le cas où l’aimé lui est présent, on trouve encore cette même propriété. N’avons-nous pas l’impression d’une force qui se déclare, se développe avec plus ou moins d’amplitude? Sans doute alors nous éprouvons les divers mouvements organiques qui l’accompagnent. Nous sentons notre respiration se précipiter et se raréfier, notre coeur s’accélérer ou battre péniblement. Le plaisir de la présence de la personne aimée peut paralyser même la langue de l’amoureux et envoyer le sang au cerveau. Mais sous cette agitation corporelle, il y a encore un événement tout spécial qui nous arrache à nous-mêmes pour nous lancer vers l’aimé.
Quand l’aimé est réellement atteint, la joie naýt, mais l’amour reste toujours en quelque sorte dynamique, car il ne cesse d’agir sur l’appétit et de se l’assimiler affectivement. La connexion entre l’appétit et son objet reste intimement vivante. Seulement quand l’aimé est absent, cette connexion s’opère dans une tension inquiétante, tandis que s’il est présent, elle est comme l’acte de ce qui est accompli26.
Est-il possible de préciser la nature de cette inclinaison aimante? Nous nous permettons de la traduire en terme analogique de mouvement27. Par mouvement il faut entendre, non seulement le mouvement local, mais tout passage évolutif de puissance à acte, caractérisant toute activité. De même que les corps subissent l’attraction terrestre selon la loi de gravité, de même ce mouvement, suivant la terminologie de saint Augustin, est comme poussé par un poids: “amor meus, pondus meum”28. Cette pesanteur psychique qui le propulse, pourrait s’élucider peut-être par la considération de la causalité de l’aimé dans la formation de l’amour.
Comme nous l’avons constaté, l’attirance issue de l’harmonie, soit organique, soit sensible, soit spirituelle, a ce caractère commun qu’elle sollicite l’homme à se porter vers l’être dont émane cette attirance. Par elle, cet être est devenu le but vers lequel tend celui qui attend, et l’objet de complaisance de celui qui est arrivé. Elle met en relief l’importance du rôle de l’aimé dans l’amour. Quel est donc ce rôle?
Certes, il n’est pas la cause efficiente de l’amour. L’acte par lequel je me porte vers X est mon acte, produit par moi-même; donc, mon appétit, principe immédiat, en doit être la cause efficiente, comme toute faculté l’est du sien.
Mais mon appétit, puisqu’il est puissance, ne peut tendre que vers un objet déterminé, il n’y a pas d’acte exerxé qui ne soit spécifié. Nam actus specificatur per objectum. Ainsi ces actes sont distincts les uns des autres par leurs objets, c. à d. selon un rapport de causalité formelle extrinsèque.
Ce rôle de l’objet suffit à donner raison à la spéciffication de l’acte; mais il ne suffit pas pour expliquer comment l’acte peut être de fait posé par la faculté appétitive. Car, loin d’être comme la faculté connaissante qui produit son acte en raison de n’importe quelle “species impressae” qui l’active et le dispose à le faire; l’appétit, s’il se porte vers tel objet, ce n’est pas en raison d’une actualisation quelconque qu’elle aurait subie de la part de l’intelligence, mais c’est parce qu’il s’agit de tel objet et non pas d’un autre. Dès lors, si l’objet appréhendé peut mouvoir la volonté, il le fait, non pas en tant que représentation, mais en tant qu’il possède lui-même telle nature29. C’est le contenu de la représentation qui importe. Justement, parce que la différenciation de l’objet de la volonté est différente de celle de l’objet de l’intelligence. Pour l’intelligence, elle provient de l’objet sur le fond d’être. Pour la volonté, elle est faite sur le fond de bien, mais selon le critère de proportion entre l’objet et la volonté. Elle devient alors objectivo-subjective, alorsque pour l’intelligence, elle reste simplement objective. De là l’amour est une activé sélective. Sélection impliquant exclusion, là volonté ne s’intéresse qu’à l’objet proportionné, et non pas tout ce que présente la connaissance30.
Ce bien proportionné n’exerce pas sa causalité sur la faculté appétitive par quelque diffusion réelle et propagation physique de ce qu’il est, mais par l’attrait qu’il suscite, par l’influence d’un charme, d’une amabilité. Ainsi dans l’amour, l’appétit est mu par le motif, mais en même temps il y a aussi une activité intense de la volonté. L’activité de l’objet et l’activité de la volonté se rencontrent dans un même acte d’aimer. Quel est la rôle de chaque facteur? “Une formule réunit, semble-t-il, à la fois dans la simplicité d’un même acte indivisible, l’action de la volonté et celle de l’objet: la volonté respire l’amour, que lui inspire l’objet en l’aspirant à lui. Cet objet aimé ne donne pas à la volonté le pouvoir qu’elle a par nature de poser des actes. Il lui en laisse l’initiative. Mais il la pousse à l’avoir; il l’attire à l’exercer” 31.
Ainsi, l’activité attirante de l’objet ne détruit pas l’activité répondante de la volonté. Mais celle-ci se combine à l’attirance du motif. Mieux, il faut dire: le motif qui est actif par rapport à mon vouloir est assumé par l’activité de la volonté32. La variété se retrouve intégrée dans un même acte. Puisqu’elle consiste dans l’influence d’une séduction, attirant la volonté vers l’objet comme vers le but de complaisance et de recherche, cette causalité de l’objet s’appelle “motion finalisante”33 ou “causalité finale”34. Puisque cette causalité s’exerce à l’intérieur de l’appétit, elle ne devient actuelle que par l’acte même de l’appétit35. Cet acte, qui est l’amour même de la fin, pour autant au’il est élicité par l’appétit, est causé par lui. C’est dans la mesure où il est en dépendance de l’objet, qu’il constitue l’exercice de sa causalité. Ce second rapport sera donc considéré comme antérieur au premier, d’une antériorité de nature.
Mais en fait, ce ne sont que deux aspects différents, intégrés dans un même acte. C’est une emprise de la fin sur la puissance, une réaction fondée sur un influx subit, une réponse suscitée par un appel, un élan par une impression, un mouvement par une impulsion.
Étant une sorte de mouvement qui tend vers l’aimé, l’amour cherchera à exclure tout ce qui s’oppose à lui, par conséquent il deviendra mère de tous les autres sentiments et émotions: jalousie, désir, plaisir, tristesse, etc.36.
Cet acte, qui est une union dynamique, étant celui de la faculté affective, nous avons à présent à nous demander ce qu’il tire de ses sources. Car, nous avons eu l’occasion de noter que l’amour a son origine dans la connaissance. Or, l’homme peut connaýtre et par les sens et par l’intelligence, quoique les deux soient intimement associés. Il s’ensuit qu’il possède deux amours élicits: l’un sensible, l’autre in tellectuel. A quelle catégorie d’amour, sensible ou intellectuel c. à d. spirituel, est engagé l’amour humain? C’est là une question de grand intérêt dans laquelle nous allons pousser l’investigation.
Résoudre le problème posé, c’est avant tout savoir les caractères distinctifs des deux amours: sensible et spirituel, pour en chercher ensuite les traces dans l’amour humain. Parlons d’abord de l’amour sensible.
L’amour sensible
Par l’appétit sensitif, l’homme a quelque chose de commun avec l’animal. Ce dernier, comme toute réalité matérielle, est un être dans le monde. Il n’est pas né isolé, seul. Mais par le fait qu’il existe, il participe au contexte d’être, il est membre de la synthèse de la réalité, il est uni aux autres existences. Une situation plus ou moins vaste l’encadre. Un rapport s’établit entre lui et les autres réalités. Non pas une coexistence uniquement passive, mais active en tant qu’il exerce l’activité et la réactivité.
D’abord, il ne peut pas vivre sans nourriture. Sa vie tient par de perpétuels échanges avec les sources nourricières. Par sa constitution physique, il est obligé à des relations nécessairement intimes avec telle ou telle chose. Comme si ces éléments faisaient partie, pour ainsi dire, de sa nature. La conformation, par exemple, des organes de nutrition chez la vache, semble prédéterminer la nature de sa nourriture, à savoir l’herbe. Ces sources de vie apparaissent par là comme un objet complémentaire dont l’animal a besoin. Ce besoin peut se concevoir comme un “appel”, suivant la terminologie de M. Pradines, une “prénotion organique, une impulsion primitive et irréductible vers des substances que l’organisme demande avant d’en avoir l’expérience” 1. La conscience du besoin se manifeste périodiquement elle-même sans la provocation d’aucun objet qui en est la cause. Le vide que l’objet complémentaire y produit, semble un stimulant que sent l’animal et qui le lance à la recherche.
Ce qui est dit du besoin de conservation individuelle, vaut approximativement pour la question du besoin de conservation de l’espèce.
Mais si ce besoin est différencié chez chaque individu (selon la nature de l’objet nécessaire, le moment de l’appropriation et la motricité d’appropriation adéquate), le monde extérieur, duquel dépend l’animal, est très diversement qualifié. Le maintien de la vie animale ne peut être réalisé que grâce à une sélection assez précise.
Cette sélection est assuré d’abord par l’estimative, ou l’instinct animal. Les activités instinctives sont en gros téléologiques, propres aux espèces, stables, et données sans expérience. Avec ces caractères de l’instinct, l’animal sent ce qui lui est utile ou nuisible. Cette signification donnée par l’animal aux objets percus n’est pas présente dans la sensation, ni sentie par les sens. Elle est quelque chose d’innée. Aussi peut-on appeler l’instinct comme une “régulation de la nature”.
La sensation elle-même est déjà aussi un autre moyen de sélection.
Fondamentalement, elle apparaýt comme une fonction biologique. Ainsi tous les stimulus de l’énergie ambiante ne sont pas reçus par l’animal, mais seuls ceux qui ont une valeur biologique pour lui. La réceptivité apparaýt limitée par des raisons biologiques. En dessous ou dessus d’un certain seuil, l’énergie physique mise en jeu n’a plus d’intérêt pour la vie animale. N’ayant pas de signification biologique, la sensibilité l’ignore.
De même, les sens reçoivent les propriétés physiques ou chimiques, ils les transforment en notions non physiques ni chimiques, mais en versions biologiques. Le gout, p. ex., reçoit les qualités chimiques, il les traduit en saveur. Grâce à cette sélectivité, l’animal n’est pas accaparé par tous les influx du milieu, mais seulement par un certain nombre.
A toutes ces modes de sélection, s’ajoute encore la sélection par délectation. Dès qu’une chose convenant à son intérêt biologique lui est représentée, spontanément une délectation se fait sentir pour le lancer à la poursuite. Comme si cette délectation, soit initiale, soit achevée, était un signal subjectif d’un bien capable de concourir à l’intérêt du vivant. Par elle, la convenance entre le vivant et l’objet est établie d’une manière concrète et vécue.
Elle est un bien, signifiant un bien. Elle est bonne sans doute. Mais ce n’est qu’un bien relatif pour autant qu’elle signale psychologiquement la présence d’un bien objectif. Ce dernier est aussi lui-même un bien, parce qu’il est ce à quoi le vivant peut emprunter sa substance.Il est encore un bien en tant qu’il peut susciter un autre bien qui est la complaisance.
Cet état affectif, s’il signifie un bien extérieur, sa signification est fort restreinte. Car loin de révéler au vivant la valeur ontologique de l’objet et son rapport avec lui dans la totalité du bien, il ne traduit simplement par son langage affectif que son importance pour lui. L’objet lui-même ne traduit pas le plaisir par ses propritétés physiques ou chimiques, mais par sa signification interprétée par l’intérêt biologique du vivant. Il n’a de valeur pour lui qu’en fonction de son intérêt biologique.
Cet intérêt étant changé suivant les déficiences ou suffisances périodiques de l’organisme, la tonalité de la délectation en face du même bien varie aussi. Cet état affectif apparaýt alors comme un régulateur qui assure le juste intérêt de l’animal.
Ainsi, si au point de vue biologique la délectation sensible est un bien relatif, sur un plan psychologique elle est seule présente. C’est elle que poursuit directememt l’animal et l’homme en tant qu’il est guidé par son affectivité sensible . L’ordre psychologique des valeurs est ici inverse de l’ordre objectif. Le plaisir, biologiquement est au service des actions appropriatives, devient sur le plan psychologique comme le bien primordial.
Pour mieux comprendre, on peut distinguer ici: “1) Les êtres et leur bonté ontologique propre, définie par rapport à leur fin propre; - 2) leur bonté relative pour le vivant, leur utilité objective; - 3) l’ordre objectif du vivant à l’égard de ces biens ou de ces utilités, ordre de puissance à acte; - 4) la délectation, signe subjectif de la présence des biens objectifs; - 5) l’ordre du vivant à la délectatiion, ou l’appétit psychologique de la délectation” 3.
Chez l’animal, le rapport de 2 à 5 est déterminé par la nature; il se traduit concrètement dans la conscience par la délectation, et celle-ci se tient au premier plan dans sa vie psychologique. Il obéit à cette série étroitement soudée, sans la comprendre.
Commandé ainsi par des besoins organiques, le dynamisme de l’amour sensible éclate souvent avec violence. Le psychisme n’y est pas rarement bouleversé, submergé sous la tempête affective déchaýnée. Le désordre se traduit généralement par des signes très frappants du comportement, où une transmutation corporelle est enregistrée.
Non seulement l’amour sensible excessif, comme toute autre émotion, est marqué par ces phénomènes organiques, mais les expériences récentes ont mis également en lumière que toute modification affective de la sensibillité comporte des réactions somatiques, bien que très faibles4.
Ces faits organiques, en raison de leur concomitance avec les faits psychiques, sont considérés comme un élément intégrant dans l’unité foncière de l’amour sensible. La relation entre ces deux faits est si intime qu’on peut dire que l’élément psychique a raison de forme, par rapport aux changements corporels, qui occupe le rôle de matière5. Cela revient à dire que le psychique n’est pas seulement le principe, moteur de l’amour sensible, il en est aussi le principe animateur intrinsèque. Tout comme son orchestration physiologique n’est pas seulement un contre-coup de l’affectivité, mais un élément vraiment essentiel dans l’unité infrangible du mouvement affectif. La réflexion suivante de T. Ribot confirme la position de la philosophie traditionelle: “La formule aristotélicienne de la matière et de la forme me paraýtrait mieux convenir, en entendant par matière, les faits somatiques, par forme, l’état psychique correspondant”6.
Inutile de rappeler ici que l’état psychique correspondant dans l’amour sensible est la délectation provenant de l’appétit sensible, qui a pour antécédant immédiat une connaissance sensible. Pour le cas où la connaissance est intellectuelle, on a une autre sorte d’amour élicite, à savoir l’amour intellectuel.
L’amour intellectuel
La volonté, étant l’appétit de l’esprit, en ce sens qu’elle fait suite à la forme conçue par l’intelligence, sa tendance fondamentale est dans le même ordre que l’objet de l’inteligence. Celle-ci, si elle s’adresse d’abord à des réalités sensibles, s’efforce cependant de les saisir, non pas dans leur individualité concrète, mais dans ce qu’il y a en elles d’intemporel, d’universel. C’est à la vérité qu’elle est ordonnée. Et premièrement c’est le tout universel, transcendental. c. à d. l’être qu’elle saisit. L’être, considéré dans son rapport avec l’appétit, s’appelle le bien en général et devient l’objet de la volonté. Il a les mêmes caractères d’universalité et d’infini que l’être, puisque l’être et le bien sont convertibles. Le bien en général, c’est donc ce qui spécifie la volonté. Les scholastiques l’appellent l’objet formel sub quo. Il suffit qu’il rayonne d’une façon ou d’une autre sur un objet pour qu’il devienne appétible.
Le premier bien concret que l’homme trouve, c’est l’homme lui-même. Pour lui, son être est sa première richesse, à laquelle il ne peut que s’attacher. Mais en même temps qu’il se rive à son être, du même coup il s’attache aussi à l’être tout court. Car il ne se connaýt que dans la lumière de l’être. Ainsi dans cette même lumière, il trouve la pauvreté de son être particulier, en comparaison avec la richesse infinie de l’être. Il aime soi-même en même temps qu’il aime l’être. Le même mouvement de son amour de soi l’entraýne à se dépasser, à aimer les autres. Mais rien ne pourra le satisfaire complètement, à moins qu’il rencontre un objet dans lequel s’incarne pleinement la notion du bien dans toute son universalité, objet qui assouvit complèment la faim de l’appétit, bref, un objet realisant parfaitement son but formel et sa capacité totale7. C’est ce qu’on nomme le bonheur objectif, le souverain bien, auquel notre volonté, à la suite de l’intelligence, ne peut pas ne pas s’attacher, n’ayant point à le vouloir dans le sens de choisir, mais le voulant simplement et nécessairement pour être elle-même, et par là être parfaitement satisfait. Cette pensée de Pascal ne fait qu’exprimer ce que tout le monde éprouve: “Nonobstant ses misères, l’homme veut être heureux, et ne veut qu’être heureux, et ne peut ne vouloir pas l’être”8.
Si par hypothèse, notre volonté pouvait ne pas vouloir le bonheur, en d’autres termes, si elle pouvait être indépendante par rapport à tout, même à son objet adéquat et nécessaire, elle serait incapable de se déterminer à aimer quelque chose. En effet, si je me détermine à aimer tel ou tel objet, c’est que déterminer est meilleur que de ne pas déterminer. En chaque cas, il faut un meilleur et un moindre. Ce meilleur est, soit un bien qui est subordonné encore à un autre plus haut, soit un bien suprême. Dans le premier cas, le bien le plus élevé est de nouveau, soit dépendant d’un autre plus parfait encore, soit le bien ultime. Et ainsi de suite. Mais il est absurde de faire progresser l’enchaýnement jusqu’à l’infini. En tous cas, il faut arriver à un terme, un souverain bien se suffisant à lui-même, nullement subordonné à aucun autre, et que la volonté veut nécessairement pour lui-même, afin de pouvoir se déterminer ensuite à aimer les autres biens inférieurs9.
C’est cet élan incoercible et indestructible vers le souverain bien qui commande toute activité humaine. Il est une tendance nécessaire et radicale dont on utilise encore l’énergie au moment même où l’on en veut rejeter le sens. Il est présent en toute action sans être toujours conscient. De sorte que, quand l’homme vise constamment son bien, il est vraiment entraýné, quoiqu’inconsciemment, par le mouvement naturel vers le bien, capable de le combler totalement.
L’amour vers autrui n’échappe point à cette secrète impulsion. C’est sur celle-ci que fleurit son acte libre. Car, la volonté, avant d’être liberté, est déjà nature.
Ainsi, dans tout amour, consciemment ou inconsciemment, l’homme ne peut pas ne pas aimer son aimé d’un amour déjà plus grand que l’amour qu’il a envers lui. “Je sais t’aimer au-delà de toi et de moi”, ce mot de Saint-Exupéry en réflète la vérité. Pour cette même raison, il est hyperbolique de dire que “l’amour est déjà une religion inconsciente, tandis que la religion est un amour conscient”10, en ce sens que tous deux ne peuvent exister sans un idéal. Cet idéal peut ne pas être visiblement présent, mais il faut qu’il soit quelque part, ici-bas ou au-delà. Même si dans l’amour il y a quelque chose de chimérique, d’irréalisable, d’incertain, toujours en cas d’échecs, de périls, de déception, l’homme poursuit un objet surhumain. Cet objet surhumain, cet idéal, s’il est hors de notre atteinte, reste présent dans tout notre amour, quoiqu’il ne soit pas remarqué distinctement par notre conscience. Son existence est née, comme nous l’avons dit, non de la connaissance sensible, mais de la connaissance intellectuelle, dont l’objet adéquat est l’être. Elle est donc déjà une caractéristique de l’amour intellectuel.
Mais ce n’est pas tout. Car, le propre de la connaissance intellectuelle n’est pas seulement d’avoir des idées universelle, abstraites, mais c’est surtout de nous faire connaýtre ce qu’il en est de chacun des objets, alors que, sur le plan de la connaissance sensible, nous n’avons que des représentations qui révèlent des significations, mais dont la valeur d’être, les rapports avec la synthèse de la réalité nous demeurent cachés.
Dans le cas du bien, par l’intelligence, nous connaissons ou nous pouvons connaýtre ce qui est le bien, et la valeur de ses différents modes de réalisation. Nous pouvons nous tenir face à l’horizon total du bien et de l’ordre délicat qui en assure la diversité dans l’unité. Et chaque fois que nous sommes attirés par quelque bien, grâce à elle, nous pouvons jeter la lumière de la vérité sur cette forme du bien, pour y trouver ce qui suscite l’inclination, et pour discerner sa qualité et son rang dans la hiérarchie totale du bien. Notre amour pourra donc se diversifier lui-même selon la qualité du bien en face duquel il se trouve. Ce qui a une valeur par soi, ne sera pas aimé comme simple moyen. Un bien relatif ne peut être aimé comme un absolu à qui il faut tout rapporter.
Pour la même raison, avec l’intelligence l’homme peut connaýtre la nature de son amour, en examinant la nature de l’objet qui lui est psychologiquement présent par l’attraction. Ainsi, il comprendra que le bien, en raison duquel il aime telle ou telle personne, n’est le bien pour lui que parce que cette personne est capable de lui procurer un plaisir. La personne qu’il déclare aimer n’est pas vraiment aimée en soi et pour soi, mais seulement pour sa délectation. Inutile de dire que l’amour s’adresse alors finalement à l’aimant lui-même et pour lui-même.
L’amour humain
Si nous avons distingué précédemment les différents plans de l’amour, ce n’était que pour des raisons d’analyse. Dans la réalité, l’amour s’adressant à une personne ne fait pas cas de ces abstractions. L’être humain nous est présent avec toute sa totalité, comme un corps animé et comme une âme incarnée. Notre communion avec lui se réalise aussi avec tout ce que nous sommes, nos sens, notre intelligence, notre volonté, notre sensibilité. Associés intimement, notre sensibilité est pour ainsi dire celle d’un être spirituel, et notre esprit est celui d’un être sensible. Nous sentons par nos sens, bien sur, mais sentir est l’action du composé, car c’est nous qui sentons, nous les esprits incarnés. De même, comprendre et vouloir sont les actions de l’esprit, mais leur processus psychologique n’exclut pas une coopération instrumentale, au moins originelle, du facteur corporel. C’est pourquoi l’amour humain, dans toutes ses formes, est quelque chose de complexe, imprégné nécessairement, mais plus ou moins, par quelque chose de très spécial qu’on ne trouve pas chez l’animal.
Pour mettre en relief ce caractère universel, spécial, il n’est pas nécessaire d’évoquer l’amour purement spirituel. Cherchons-le plutôt à un stade de l’affectivité, où l’homme paraýt plus proche de l’animal. Pour ne citer que des preuves plus convaincantes, nous nous permettrons d’effleurer les sentiments les plus bas du voluptueux.
Il est vrai peut-être, que dans la poursuite de ses joies animales, le débauché ne se préoccupe d’autre chose que d’assouvir sa passion. Toutefois, même en ces cas, loin de se contenter de l’acte purement animal, le jouisseur s’ingénie à donner à ses plaisirs tout le raffinement possible, voulant par là intensifier la délectation passagère.
Un autre fait est que ce débauché se livre à des excès inconnus de la bête. Pourtant, comme l’ivrogne, il reste l’éternel insatisfait. “Lassata, nec dum satiata” 11.
Pire encore, “ce tourisme de l’amour” a vite fait d’engendrer la déception à l’état chronique. “Condensé en quelques secondes comme un feu d’artifices, déclare Iankélévitch, l’acte sexuel est en quelque sorte le fruit très exquis et la récapitulation de toutes les déceptions esthétiques et érotiques. Ces délices de camelote, cette sublimité de pacotille, ce paradis pas cher, représentent sur le moment l’affectivité superlative, le centre de l’univers et de l’éternité. “Aeternum nunc” et “universum hic” est après coup la bagatelle la plus dérisoire... La volupté aphrodisiaque est l’exaltation qui n’aboutit à rien”12.
Pourquoi ce raffinement, cet excès, cette insatiabilité, cette déception? Une chose certaine que tout celà révèle, c’est que l’homme a toujours soif de quelque bien plus grand. Pour tromper cette impulsion secrète, il se fixe au plaisir présent, s’y absorbe comme à quelque chose d’intemporel; it tâche d’y suppléer par des excès sans mesure. Mais les excès mêmes ne réussissent pas à le satisfaire, il promène partout sa faim, en poursuite continuelle d’un autre bien plus grand encore.
La recherche de l’absolu se manifeste encore par d’autres preuves très fréquentes dans toutes les formes de l’amour humain. On en a d’abord dans le langage amoureux. Les amoureux n’utilisent-ils pas volontiers le langage religieux, parce qu’il est le langage de l’absolu? 13 Ce transfert au plan religieux semble donner à l’amour un contenu surnaturel, transcendent, sans limite. L’aimé “sacré” qu’il “adore infiniment” affecté des épithètes attribuées à la divinités, devient “le ciel” où est condensé tout son bonheur.
Doué d’une secrète aspiration à l’infini, l’aimant greffe à la communication amoureuse, même passagère, un sentiment d’éternité. Ce fait est observé très souvent chez les romanciers. “O Mathilde mienne, je sais pour la première fois ce qu’est vraiment l’immortalité”. “La mort elle-même ne nous séparera pas. Oui, où tu seras, Mathilde, je serai éternellement. Je ne comprends rien à l’éternité, mais j’inclinerais à penser que l’éternité c’est ce que je ressens quand je pense à toi. - Oui, Mathilde, nous sommes éternels parce que nous nous aimons”14. L’éternité, n’est-ce pas ce que tout aimant pense, rêve et poursuit? Ce pourrait être le stimulant probable des crimes passionnels: suicide après meurtre, suicide à deux. La mort ne serait-elle pas la levée de tout obstacle qui heurte un amour terrestre tendu à l’infini? Ne serait-elle pas un moyen qu’un aimant jaloux choisit pour garder perpétuellement fidèle son aimé? Ne serait-elle pas une solution pour éterniser la jeunesse et l’instant de l’extase amoureux? Voulant noter simplement ces cas pour savoir comment le sentiment d’absolu dans l’amour peut poser de sérieuses réflexions, je me permets de réserver l’étude de ces cas à la deuxième partie de la thèse.
“Le gout de la possession n’est qu’une autre forme du désir de durer. C’est lui qui fait le délire impuissant de l’amour”15. Rêvant l’absolu dans le temps, l’aimant le cherche encore dans l’espace. C’est ainsi que souvent pour lui le monde réel est vide, et désert. “Il est donc vrai, Mesa, que j’existe seul? Ysé, il n’y a plus personne au monde. Personne que toi et moi”16. “Il n’y a que toi avec moi au monde”17.
On pourrait même penser que l’aspiration à l’absolu influence aussi le choix de rendez-vous des amoureux. En effet, il est facile de constater que les rendez-vous ne sont pas des lieux tumultueux; mais les amoureux préfèrent choisir des endroits isolés, calmes, se situant souvent la nuit. Ce n’est pas sans raison psychologique. Car le silence, de préférence le silence nocturne, est propice au recueillement dans lequel l’âme se concentre, où elle s’approfondit et par conséquent, où elle peut vivre et être totalement avec son aimé. D’ailleurs, l’obscurité efface les alentours, l’univers semble porter alors uniquement l’aimant et son aimé, et cet aimé ne peut être partagé par aucun autre être, ni par aucun regard étranger. Et tandis que les espaces du jour sont mesurables, ceux de la nuit sont indéfinis. On peut y ressentir un vague sentiment d’immensité, d’infini, qui favorise la joie de la présence de l’aimé. De plus, les ténèbres dépouillent les choses de leurs contours et facilitent l’idéalisation subjective de la beauté, de la perfection visible de l’être aimé. Sentiment de totalité et d’absolu dans l’instant, aspiratiion à l’éternité, possession exclusive, etc..., tous ces phénomènes dénotent plus ou moins le dépassement de l’amour. Nous cherchons maintenant à comprendre la cause de ce dépassement.
En effet, par le fait que j’aime X, j’ai du le connaýtre. Je connais au moins qu’il est X, un individu distinct de tous les autres, qu’il est un être humain et non pas un être quelconque, qu’il est en outre aimable, car de fait je l’aime. En d’autre termes, j’ai au moins quelques idées sur lui, idées par lesquelles je le connais. Quand j’appelle Jean, sans doute Jean est pour moi une personne distincte de toutes les autres par des signes individualisants, et que je résume dans le nom de Jean, lequel équivaut aussi à la désignation: cet homme-ci. Il est cet homme, c. à. d. l’homme que je désigne dans ma pensée. Jean est donc une idée individuelle, c’est une idée plus riche que l’idée générale de l’homme, mais qu’elle suppose inévitablement pour être elle-même.
Car, ma connaissance n’aurait pas pu atteindre cet homme-là, si je n’avais en même temps une idée universelle de l’homme en général. C’est à l’aide de notions générales que nous pensons l’individu. Tout individu n’est individu qu’au sein de l’espèce. Mais pour que l’individu soit intelligible, une appréhension de l’individu comme tel est nécessaire. Comment? L’intelligence ramène par une sort de réflexion spontanée l’idée générale de l’homme sur les qualités physiques, morales, etc., désignant Jean, en lesquelles l’homme a été appréhendé. En d’autres termes, cette idée universelle d’homme est en moi non comme quelque chose, qui par soi est en moi, mais comme quelque chose que j’ai acquis par l’efficience de mon intellect abstrayant à partir de mes phantasmes. Ainsi, dans cette idée universelle, il y a une connotation du phantasme, donc référence direct à son origine, au concret. C’est donc dans l’idée elle-même que nous avons référence au concret. La difficulté vient pour nous de ce que nous considérons cela de façon analytique. Notre connaissance en effet, par un acte unique quoique complexe, saisit l’universel et atteint en même temps l’universel hic et nunc réalisé dans le singulier.
Enfin, tant l’idée universelle de l’homme que les signes individualisants sont tous unis dans la synthèse de l’être, dont la lumière les rend intelligibles. Il s’en suit que ma connaissance même très précaire, de Jean, implique incontestablement des notions transcendentes qu’ignore la sensibilité.
En outre, ces idées énoncées sont encore enrichies par d’autres idées empiriques. Il serait ridicule de prouver que dans l’amour interpersonnel, l’aimant sait que l’aimé est une personne. En affirmant, soit théoriquement, soit pratiquement qu’il est une personne, l’aimant sait sans doute qu’il est un univers intérieur, indépendant, transparent à lui-même. Peut-être que l’aimant a très peu d’expérience de lui-même, mais cela ne veut pas dire qu’il ne comprenne rien à son intérieur. Grâce à des ressemblances certaines de la nature humaine, les activités et réactions chez l’homme sont les mêmes, foncièrement du moins. C’est pourquoi, même avant de faire la connaissance de quelqu’un, la seule idée qu’il est homme, nous permet déjà d’interpréter son moi à l’aide de l’expérience personnelle notre moi propre.
Or, le fonctionnement progressif de notre conscience nous révèle fort clairement notre moi senti et pensé. Non seulement nous sentons notre corps continuellement présent, nous éprouvons encore notre vie intérieure comme théâtre d’une activité fort variée de pensées, de sentiments, d’emotions, de souvenirs, etc... qui s’entremêlent, se succèdent à chaque instant. Et pourtant, ce moi empirique nous apparaýt comme pénétré d’une unité, d’une identité d’ordre ontologique et d’une activité spéciale. Celle-ci se révèle principalement comme intelligente, capable de penser, de raisonner le pour et le contre. Elle se présente comme libre avec une responsabilité consciente.
En connaissant ainsi son propre moi, on connaýt du même coup le moi d’autrui. On sait tout de suite qu’on a affaire à un monde secret, profondément personnel, une liberté qui peut accepter, refuser ou trahir l’amour qui lui est offert, une intelligence capable d’interpréter les actes amicaux d’un autre en un autre sens.
Cette connaissance expérimentale, plus ou moins nette, touchant l’intelligence, la liberté, la conscience, ne peut être que celle de l’esprit. Le sensible étant matériel, n’est pas transparent à lui-même, et ainsi il ne possède pas la puissance de pénétrer le domaine spirituel qui le dépasse.
Cela étant dit, on peut dire que l’amour humain suppose toujours une connaissance intellectuelle. Même si l’amour n’est qu’une traduction psychologique d’un attrait organique, l’aimé, s’il est connu, ne peut s’échapper de la simple appréhension de l’aimant. Par là, l’appétit qui suit cette appréhension, se place déjà dans le domaine intellectuel. D’ailleurs, le bien sensible connu par l’intelligence, puisqu’il est un bien, est capable par là d’agir sur l’appétit intellectuel. Car l’objet de la volonté, étant le bien en tant que bien, n’en exclut aucun. Tout ce qui est bon, n’est bon que parce qu’il se trouve dans cette synthèse du bien. Par conséquent, le bien sensible, perçu par l’intelligence, ne tardera pas à entraýner l’acte de la volonté, fut-ce une simple volition, antécédente de tout consentement et choix. Ainsi, l’amour humain, à tous ses stades, est et reste spirituel, en ce sens qu’il est issu de la connaissance intellectuelle.
L’amour humain comporte-t-il essentiellement quelque résonnance sensible? Les idées émises semblent demander une justification implicite pour la réponse négative. Car l’aimé, dans l’amour interpersonnel, est un individu. Il est Jean, elle est Jeanne. Dans la connaissance de Jean et de Jeanne, l’intelligence ne peut pas en saisir l’idée individuelle sans recourir nécessairement aux données de l’image intentionnelle. La présence de l’aimé dans l’aimant est une espèce intentionnelle chargée de traits sensibles. Et il le fallait pour sauver l’amour même, un amour qui s’adresse à un être humain déterminé. L’amour humain paraýt donc toujours imprégné de complaisance sensible.
Mais une difficulté se pose: La connaissance de l’individu implique une connaissance sensible, bien sur; mais conclure que cette connaissance sensible doit allumer aussi un amour sensible, c’est trop affirmer. Il y manque un facteur “provocateur”. Car, tout ce qui est connu, n’est pas par là aimé. Si rien de sensible chez l’aimé n’est attrayant, ma connaissance sensible, tout en pouvant être parfaite, laisse indifférente mon affectivité. La cause qui meut celle-ci n’est pas seulement la connaissance, mais avec elle, le bien convenable. Il semble donc possible d’avoir un amour purement spirituel, sans mélange de sensible.
Nous concédons volontiers l’antécédent, mais la conclusion est discutable. Supposons que X a un charme spirituel. Ce charme peut-il être perçu par les autres? Si non, la question est résolue. Car: ignoti nulla cupido. Si oui, pourquoi ne peut-on pas percevoir les intentions, les vertus, les péchés d’autrui, qui sont aussi spirituels que ce charme? Comment arrive-t-on donc à les connaýtre? Par les signes extérieurs. C’est dire que le spirituel d’autrui ne peut être connu par nous que s’il est sensibilisé en quelque manière.
Cela s’explique par l’adage bien connu: “Nihil est in intellectu quod non fuerit in sensu”. Ou plutôt il faut dire: “Nihil est in intellectu nisi per mediationem immediatam vel remotam sensus”18. Citons seulement quelques preuves: Quand un sens manque, les idées qui s’y attachent, font également défaut. La terminologie employée pour désigner toutes choses, même les plus immatérielles, est empruntée du monde matériel. Le fondement sensible est indispensable à la formation des idées. Car seules les natures sensibles sont à la portée immédiate de l’intelligence humaine. Si donc le charme spirituel est connu, puisqu’il est sensibilisé, il devient donc l’objet proportionné, susceptible de faire vibrer l’appétit sensible. L’amour spirituel est alors mélangé de complaisance sensible.
D’ailleurs si c’est “le même homme qui sent, qui se perçoit intelliger et sentir”19, l’âme et le corps, tous les deux ne sont pas des choses séparées, mais deux principes unis dans l’unité d’une même substance. L’une est forme, l’autre est matière. L’esprit communique au corps sa propre subsistance, de sorte que l’existence convient d’abord à l’esprit, et secondairement au composé. “Grâce à cette communicatiion d’être, l’union de l’âme et du corps sera stricte et substantielle, elle maintiendra l’intériorité requise à la notion d’esprit. Intérieure au corps, l’âme sera encore intérieure à soi, et le corps sera son extérieur, l’un et l’autre seront deux points de vue extérieur et intérieur d’une seule et même substance, présente en elle-même à soi par l’esprit et vraiment sujet, présent au dehors par le corps, qui sans être pour elle un pur objet, en tient cependant quelque chose, en même temps qu’il se rattache au sujet”20.
Dans cette unité substantielle, it est naturel que la vie spirituelle a ses répercussions dans le secteur somatique. “Le fait est maintenant bien connu, dit Dr. E. Irrmann, que certaines hypertensions artérielles, de troubles circulatoires quantité de troubles digestifs et hépatiques, la névrose cardique, etc., sont la conséquence des traumatismes psychiques non extériorisées”21. “Nous voyons (donc) apparaýtre des modifications fonctionnelles et organiques sous l’influence d’une vie intérieure orientée vers une certaine spiritualité ou vers un certain mysticisme”22.
Notre activité spirituelle se trouve donc étroitement solidaire de notre vie sensible, “ainsi jusqu’à dans ses actes les plus élevés, notre volonté est-elle liée à notre sensibilité”23. L’amour spirituel n’échappe pas à cette loi. Ses répercussions sensibles sont de différentes sortes: la complaisance, l’aridité et la répugnance. Quand l’appétit sensible suit docilement la volonté, il y a la complaisance; difficilement, c’est l’aridité; péniblement à cause des dispositions contraires, on aura la répugnance24. La différence de cette tonalité provient en dernier lieu de l’indépendance relative de la sensibilité. Certes, l’appétit sensible dépend de l’image, et la volonté a prise sur l’imagination; mais d’une part, l’imaginatioin peut être trop faible pour représenter des choses spirituelles; d’autre part, conditionnée par des dispositions du corps qui échappent a la raison, l’affectivité sensible, elle aussi, ne lui est pas totalement soumise. La volonté n’a sur elle que le pouvoir politique, et non despotique25. C’est pourquoi, il y a quelquefois l’aridité et la répugnance. Pourtant, ces deux cas, tout comme la complaisance, prouvent bien la maýtrise de la volonté sur la sensibilité. Elles cesseront; si la volonté renonce à imposer son amour.
De là, nous pouvons conclure:
1.- que l’amour spirituel chez l’homme, quoique formellement une activité spirituelle, n’existe jamais sans quelque dose de sensible;
2.- que la complaisance sensible n’est pas essentiellement nécessaire à l’amour humain;
3.- que l’aridité ou la répugnance sensible ne prouvent pas l’absence de l’amour spirituel.
Mais alors, si le spirituel et le sensible s’entremêlent toujours dans l’amour, aucun amour chez l’homme ne pourrait-il être appelé sensible?
Critères pour distinguer l’amour sensible de l’amour spirituel
Un exemple. Voici une tasse de lait. Ce lait contient de la matière grasse, de l’albumine, de la caséine, du sucre, etc., et surtout de l’eau. Personne ne dira cependant: ce liquide est l’eau. On dira simplement: c’est du lait. Prenons au contraire une autre tasse d’eau mélangée avec 2% de lait. Il y a encore du lait, mais on n’hésite pas à dire tout simplement que c’est de l’eau. Autre chose est une eau fortement dominée par le lait, autre chose est une eau que domine le lait.
Nous dirons de même pour l’amour. Un amour qui garde une prédominance de la sensibilité a droit d’être nommé sensible. Et vice versa. Ici se pose un problème: Comment peut-on dire exactement qu’un amour a une prédominance d’affectivité sensible?
Le mot prédominance suppose deux éléments: dominant et dominé. Les deux sont corrélatifs. Affirmer la prédominance de l’un, c’est conclure la subordination de l’autre. Et vice versa. C’est pourquoi, en cherchant la prédominance de l’affectivité sensible, on résoudra en même temps la question de celle de l’affectivité spirituelle. Nous n’avons qu’à appliquer ici ce qui est dit sur les caractéristiques de chaque amour.
Puisque sur le plan psychologique, l’amour sensible n’est rien d’autre qu’une complaisance sentie en face du bien proportionné, on peut prendre cette complaisance comme point de repère. D’abord on cherchera d’où elle vient.
La nature de l’amour étant dépendante de celle de la connaissance, connaýtre n’a lieu que sur son objet proportionné. Un bien spirituel ne peut être révélé que par une faculté spirituelle, alors qu’un bien sensible peut être saisi par les sens, et, comme nous l’avons démontré, avec l’intelligence; mais l’intensité de l’activité de celle-ci varie suivant le degré de la sensibilité de l’objet.
S’il en est ainsi, quand un bien transcendant, les valeurs spirituelles par exemple, nous porte à aimer ce bien, cet amour s’appelle, de droit, spirituel, car ce bien aimé ne peut être présenté à l’appétit que par l’intelligence. Cet amour spirituel, en soi, n’a pas de relation avec la complaisance sentie dont nous parlons. Toutefois “quand la partie supérieure de l’âme se porte intensément vers une chose, la partie inférieure vibre à l’unisson. Dans ce cas, la passion induite dans l’appétit sensitif témoigne de l’intensité de la volonté”26. Le contre-coup sensible a dans ce cas valeur de signe. A proprement parler, il n’ajoute rien à la nature de l’amour spirituel, sinon “per modum signi”27.
Grâce encore à cette solidarité intime entre la sensibilité et l’esprit, certaines valeurs spirituelles, loin de cesser d’être spirituelles, se réflètent au travers du corps et lui communiquent leur propre beauté. La sainteté, la douceur, l’héroðsme, transfigurent l’être corporel et lui donnent un attrait mystérieux, difficilement déchiffrable. Ces biens attrayants, quoiqu’ils soient en quelque manière sensibilisés, ne sont révélés vraiment que par l’esprit qui, lui seul, peut atteindre le bien spirituel caché dans le sensible. La complaisance ressentie doit une grande part à la connaissance intellectuelle, tout en provenant d’autre part de la connaissance sensible. Cet amour est donc spirituel.
Si, à ces biens spirituels, soit transcendants, soit sensibilisés, s’ajoutent encore d’autres biens, vraiment sensibles, qui plaisent aux sens, la nature de la complaisance deviendra plus confuse. Cependant, toute complexe qu’elle soit, elle finira par se révéler à un examen consciencieux. Car le propre de l’intelligence est de lire en dedans des choses, comme le montre son étymologie “intus-legere”, et son “rôle est de distinguer ce qui est uni dans la réalité, et de rapprocher les éléments divers par une sorte de composition”28. Par l’intelligence de soi-même, on peut savoir pourquoi on aime, qu’est ce qui a séduit chez l’aimé, principalement ses qualités morales ou physiques, lui ou seulement ses qualités, etc. Le résultat de l’analyse permettra de savoir quel côté, sensible ou spirituel, l’emporte dans la provocation de la complaisance.
Mais si rien de spirituel chez l’aimé n’a solicité l’aimant, tout ce qui l’attire, c’est uniquement son extérieur. Son regard, son sourire, la couleur de ses cheveux, son teint, sa voix, sa démarche, ses attitudes; bref, toutes les qualités de charme, de grâce, de beauté ou de forme, d’équilibre physique: tout cela l’attire. Nul ne doute que ces qualités physiques soient perçues par les sens. Et puisque d’une part, l’aimant sent de la complaisance, d’autre part rien de spirituel chez l’aimé en est la cause, il est donc logique de conclure que cet amour est vraiment sensible, en tant qu’il est engendré par des biens sensibles convenables, présentés à l’appétit par la connaissance du même ordre. On y trouve cependant les traces de l’intelligence, non seulement parce que celle-ci embrasse toutes les réalités dans sa lumière d’être, mais le sens de la beauté en exige une large intervention. La preuve, c’est que l’homme peut gouter la beauté d’un tableau, d’un paysage, d’une personne, ce que ne peut faire l’animal.
Tout l’intérêt que l’animal porte aux réalités est commandé par ses instincts de conservation et de reproduction. Ainsi, quand l’homme “aime” exclusivement d’un “amour” dont l’animal, privé d’esprit, bien sur, est capable, cet amour mérite d’être appelé animal, à fortiori, sensible. Pourtant, l’intelligence n’est pas absente dans cette rencontre sensible. Puisque ce qu’on aime, étant aussi un bien, doit tomber, malgré lui, dans la zône de l’intelligence et, par suite, de la volonté.
Nous obtenons ainsi dans cette analyse, d’une part l’accroissement graduelle de la connaissence sensible, et d’autre part la décroissance de la connaissance intellectuelle, suivant la nature du bien aimé. Cela nous permettra de classer un amour à sa place méritée.
Un deuxième moyen pourrait aussi nous rendre service dans ce classement: c’est la modification somatique.
La commotion organique se manifeste souvent assez nettement. On le sent dans la respiration, dans la circulation, dans les nerfs, etc. L’activité sensible et intellectuelle normale se trouve troublée, interrompue. On se sent difficile ou incapable d’étudier, de penser, de raisonner, de se souvenir, Il semblerait que l’on n’est plus maýtre de soi-même.
L’existence de ce trouble organique accuse la présence de l’affectivité sensible, et les différents degrés de son intensité en révèlent la profondeur. Cela ne veut pas dire qu’un amour, dont le trouble somatique est moindre, doit être par suite plus spirituel que sensible. Car un amour notablement sensible peut bien être très fin, sans occasionner un trouble considérable. C’est pourquoi, dans la recherche de la prédominance d’un facteur affectif, ce critère n’est valable efficacement qu’en combinaison avec d’autres procédés. Par exemple, à la vue d’une personne, je me trouve ravi, troublé. Tout de suite je peux savoir, sans erreur, que c’est là une complaisance sensible, et à quel degré d’intensité. Cette intensité et toute la tonalité psychique concomitante me permettent déjà de soupçonner les causes qui la suscitent. Mais pour savoir exactement si mon émotion n’est pas la traduction de la voix de l’instinct, ou si c’est le choc de la rencontre de deux esprits-frères, il faut recourir au premier critère ou au suivant, nommé critère d’orientatioin.
L’amour est dynamique. Le plaisir du premier moment n’est qu’une préparation pour des opérations ultérieures. Il fixe l’attention, fortifie la diligence, cherchant à réaliser ce vers quoi il s’oriente. C’est en considérant la nature des valeurs que cherche l’amour, qu’on peut en connaýtre la dignité.
Rapports de valeur entre l’affectivité sensible et spirituelle
Selon ce que nous avons dit précédemment, le sensible paraýt condamné sévèrement en faveur du spirituel, parce que le sensible serait stimulé en dernier ressort par la recherche du bien pour soi, alors que le spirituel chercherait le bien pour autrui. Le problème d’égoðsme et de désintéressement, sans avoir été posé explicitement, en aurait commandé le verdict.
En réalité, nous n’avons jamais blâmé l’amour sensible en tant que sensible, ni prétendu que l’amour spirituel tout court est désintéressé. L’amour sensible en soi n’est pas mauvais. L’oiseau qui mange des insectes n’est point égoðste. Si, suivant le langage courant, on dit désintéressé celui qui quitte son propre intérêt (de-intérêt) en faveur de l’intérêt d’autrui, comment peut-il le faire, s’il n’en peut pas savoir la raison? Et comment peut-il savoir cette raison s’il ignore la valeur des deux intérêts en face de lui? Et comment peut-il se rendre compte de la relation de ces intérêts, s’il est incapable de les comparer? Mais comparer c’est juger, comment peut-il juger que l’un est meilleur, l’autre moins bon, ou tous les deux de même valeur, s’il ne possède aucune idée de la hiérarchie de l’ensemble des biens, s’il est incapable de connaýtre ce qui est le bien et ce qu’est chaque chose en tant que bien? Tout cela est hors de la portée des facultés sensibles.
Ainsi dans sa structure, l’amour sensible de soi, comme chez l’animal, est nécessairement orienté vers le bien du sujet. Il est bon en tant qu’il est normal et nécessaire, parce qu’il est joint aux activités nécessaires à la conservation de l’individu et à celle de l’espèce.
Mais l’amour sensible, une fois transplanté dans l’homme, peut être intéressé ou désintéressé. La raison c’est qu’il est toujours plus ou moins imprégné d’esprit. Le bien qu’il aime entre inévitablement dans un contexte plus vaste que lui. Saisi à la lumière de l’être, il est aimé comme bien par la même aspiration de la volonté vers le bien absolu. Ainsi à proprement parler, le problème de l’amour intéressé et de l’amour désintéressé ne se pose qu’au niveau intellectuel29.
L’infériorité du sensible le place sous le contrôle de la raison, faculté qui le dépasse. Or celle-ci nous dicte, comme nous l’avons noté plus haut, que la délectation n’est qu’un bien relatif. On ne peut aimer en toute rectitude que si cette délectation demeure pour nous le signe subjectif des biens objectifs, ou si elle demeure l’effet des activités qui nous conduisent aux fins attachées aux actes délectables. Aussi dans l’amour d’autrui ne peut-elle être cherchée au détriment des valeurs supérieures.
Cependant, rigoureusement gardé à sa place, le sensible devient un moyen de fomenter, d’enrichir et de fortifier l’amour spirituel. Il laisse à l’aimant une certaine chaleur qui va le soutenir à travers de multiples difficultés rencontrées sur le chemin de l’amour. Il sert comme un tremplin de son zèle vers de grands sacrifies.
Cela montre que la légitimité du facteur sensible provient de ce qu’il tient une place dans la vérité, découverte par la raison. Aimer selon la vérité, c’est aimer les biens selon leur propre valeur, jugée en rapport avec leur fin, selon leurs relations réciproques et leur commune dépendance du bien absolu.
Par conséquent, il ne suffit pas qu’un amour légitime soit seulement spirituel, il doit encore être vrai, suivant qu’il respecte l’ordre dans la hiérarchie totale du bien.
Comment l’amour humain doit-il être légitime? C’est ce que nous allons examiner de plus près dans notre chapitre suivant.
Comme nous avons dit, l’amour légitime est celui qui respecte l’ordre de la hiérarchie du bien. Or, “tout ordre comporte un avant et un après”1. D’ailleurs, “antérieur et postérieur ne se disent que par rapport à quelque chose de premier”2. Mais sur le plan de l’existence, le premier est l’être. C’est donc par rapport à l’être que nous devons envisager la place de l’homme, objet de l’amour humain.
L’être, en tant qu’être, embrasse la richesse illimitée. Chaque catégorie d’être le réalise dans un échelon plus ou moins riche, qui lui fixera la valeur ontologique. Ainsi, le végétal est supérieur au minéral, car il jouit de la vie, ce que l’autre n’a pas. Par contre, il est placé inférieur à l’animal, parce qu’il lui manque la sensibilité. Mais l’animal se tient très loin de l’homme, parce que ce dernier possède des facultés qui dépassent les limites de la sensibilité. Sa supériorité et son règne sur tous les êtres sur terre sont incontestables. D’abord par la dignité de sa nature.
Par ses principes composants, l’homme est comme le résumé du réel. Par sa spiritualité, il constitue comme un microcosme dans lequel se réflète l’ordre de la réalité3, “aussi bien l’âme de l’homme devient-elle en quelque sorte toutes choses, par le sens et l’intelligence”4. Si les individus matériels n’existent que pour le bien de l’espèce, puis disparaissent, chez l’individu humain, l’âme spirituelle est incorruptible et immortelle5. Grâce aussi à cette spiritualité, l’homme peut connaýtre et aimer le bien absolu. Il est capable du bien suprême6.
Ainsi, immergé dans le monde, l’homme le transcende. Le plus faible de tous les grands animaux, il arrive à les domestiquer. Dépendant de conditions physiques, it n’est pas fixé dans le déterminisme. Il peut posséder des biens, sans y être nécessairement attaché; il est maýtre et responsable de soi-même. Son existence est structurée d’une grande dimension intérieure, où il peut se saisir, se recueillir.
La supériorité de l’homme est confirmée encore par sa vocation. En effet, la volonté ne peut être mue que par le bien, et elle ne trouve la fin de son aspiration que dans l’obtention de son bien. Ainsi le bien ou la fin sont-ils à la fois le principe et le terme des actes humains. Cette fin connue comme fin est, soit une fin dernière, soit un moyen par rapport à une fin ultérieure. De toute façon il faut arriver à quelque fin dernière, grâce à laquelle toutes les fins particulières peuvent être justifiées. Cette fin dernière doit, sans doute, être adéquate à l’aspiration de la volonté, c. à d. au bien dans sa totalité. Cette orientation naturelle vers le bien suprême se réalise par le moyen des actes. Ces actes, pour assurer la réalisation du but, doivent s’adapter à la fin selon ses lois. Sur la finalité universelle repose ainsi l’ordre de l’acitvité morale, le droit et le devoir.
D’ailleurs, puisque sur terre, l’homme seul a le privilège de pouvoir connaýtre, aimer et poursuivre le bien suprême, il est chargé de faire remonter, en quelque manière, les êtres inférieurs à ce même but, en y découvrant la beauté, en les assumant et les humanisant en quelque sorte. Sans doute, l’aspiration de l’homme est alourdie de difficultés, mais “la voie propre de l’homme est cet optimisme tragique où il trouve sa juste mesure dans un climat de grandeur et de lutte”7.
La personne est ainsi ce qu’il y a de plus parfait dans tout être du monde8. C’est pourquoi “par rapport à l’univers de corps chaque personne singulière lui est supérieur. Et n’existât-il qu’une seule personne, elle aurait droit au service de toutes les autres parties de l’univers selon que les créatures inférieures sont ordonnées aux créatures supérieures”9.
Cette dignité supérieure de l’homme est basée, comme nous l’avons vu, sur la valeur de la personne. De cette valeur découlent les droits essentiels, qui s’expriment dans et par la nature même de l’homme.
D’abord l’homme a droit à s’aimer lui-même. Cet amour que l’homme attribue à soi-même, n’est subordonné, au moins à première vue, à aucun autre amour. L’homme cherche sa conservation, son épanouissement et d’ailleurs le bonheur sans autre raison que leur bonté même, car ces réalités intimes exercent sur lui un attrait qui ne semble demander aucune justificatioin. C’est un amour si fondamental, si radical, que personne ne peut s’y soustraire. Autant d’hommes, autant d’amours de soi. On est homme, donc on s’aime. Essayons de chercher la justification dans la réflexion sur la nature de notre volonté.
En effet, notre volonté s’attache nécessairement au bonheur comme à sa fin. Or, elle ne pourrait point s’y attacher, si elle n’existait pas. Si elle se porte vers le bonheur, c’est d’abord parce qu’elle est. Son action dépend d’abord de son être. Vouloir la fin et ne pas vouloir la cause efficiente, c’est comme vouloir et ne pas vouloir en même temps une même chose. Contradiction manifeste. La négation de soi entraýne infailliblement la négation du vouloir de la fin. Cela fait dire que le moi est ce qui a une connexion fondamentale avec la poursuite du bonheur. Il faut donc s’attacher au bonheur, et s’attacher aussi nécessaitrement à soi-même.
D’autre part, dans le dédoublement du moi pour considérer en objet, je trouve que parmi les biens concrétisés, celui qui m’est le plus proche, c’est mon moi. Je me suis plus proche à moi-même que le prochain le plus proche. Aimer ce bien doit être tout à fait naturel. Autrement il serait impossible d’aimer les autres biens plus éloignés, qui, bien sur, sont aussi dans l’ordre du bien. Dès lors, l’amour de soi est un amour premier, naturel10.
Non seulement on aime sa vie, mais par une tendance toute naturelle, on s’aime tel qu’on est. On ne voudrait pas être un autre. Non pas qu’on ne désire pas d’être meilleur, mais on tient à garder avant tout sa personnalité, une personnalité qui nous distingue des autres. Renoncer à son moi serait se perdre soi-même. Or nul n’aspire à l’anéantissement.
Basé sur ce même instinct, l’homme a le droit de poursuivre sa perfection. Cette perfection, si tous les hommes la désirent nécessairement comme leur fin ultime, tous ne sont pas d’accord dans la désignation de cette fin. Il faut donc distinguer ici deux aspects de la même fin dernière: l’aspect subjectif consistant dans le bonheur, c. à d. la perfection en tant que connue, aimée et goutée, l’aspect objectif consistant dans tel bien concret qui doit satisfaire parfaitement la volonté.
Quels que soient les biens concrets où l’homme pense trouver son parfait achèvement, ils lui apparaissent naturellement comme une source de bonheur. Cette fin dernière subjective, l’homme la poursuit d’une tendance instinctive. Quel est, objectivement, ce bien capable de donner cet infini bonheur? Il y a différentes doctrines. Mais pour que le bonheur total de l’homme soit “un état constitué par l’aggrégation de tous les biens” (Boèce), le bien dernier ne doit être qu’un bien absolu, non ordonné à aucun autre bien ultérieur. Ce caractère absolu est exigé par la qualité de fin dernière, et répond aux aspirations les plus fondamentales d’une nature dont l’objet connu est l’être, et l’objet aimé est le bien.
La valeur et les droits fondamentaux de la personne sont communs et égaux pour tous. Outre cette dignité spécifique, chaque homme a encore sa valeur individuelle. Cette valeur n’est pas fondée immédiatement sur la valeur de la personne, ou, pour employer une autre terminologie11, sur la personnalité morale, mais sur la personnalité empirique, somme de toutes les qualités empiriques tels que la race, la beauté, la culture, la noblesse, la richesse, etc... Sur ce point, chacun a sa valeur propre, qui peut ressembler plus ou moins à celle des autres.
Or, toute ressemblance peut provoquer l’amour à un double titre: “Premièrement du fait que les deux termes de la ressemblarce possèdent en acte une même réalité... Deuxièmentent, parce que ce que l’un possède en puissance et par une sorte d’inclination, l’autre le possède en acte”12. A cause de l’origine différente, l’amour issu de ces deux sortes de ressemblance, suivra, lui aussi, une orientation différente.
Attitude dans l’amour
“Le premier genre de ressemblance est cause de l’amour d’amitié ou de bienveillance. Deux êtres étant semblables, et n’ayant pour ainsi dire qu’une seule forme, ils sont un, en quelque manière, dans cette forme... De sorte que l’affectivité de l’un tend vers l’autre comme vers une même chose avec soi, et lui veut le même bien qu’à soi-même. Mais le deuxième genre de ressemblance est cause de l’amour de convoitise, ou de l’amitié utile et agréable. En effet, tout être en puissance comme tel, désire son acte, et lorsqu’il l’a obtenu, il s’en réjouit, s’il est doué de sentiment et de connaissance”13.
En quoi consistent ces deux sortes d’amour? Ecoutons encore saint Thomas: “Aimer, comme l’enseigne Aristote, c’est vouloir du bien à quelqu’un. Le mouvement de l’amour tend donc vers deux objets: vers le bien que l’on veut à quelqu’un - à soi ou à un autre -, et vers celui à qui l’on veut ce bien. A l’égard du bien qu’on veut à un autre, il y a amour de convoitise; à l’endroit de celui à qui nous voulons du bien, il y a amour d’amitié”14.
L’amour de convoitise et l’amour d’amitié apparaissent ainsi constitués par leur référence, en tant qu’affirmée ou niée, au sujet qui le termine. Le premier amour est au deuxième ce que l’accident est à la substance. “De même, en effet, que l’être pur et simple est ce qui a l’être, et l’être relatif ce qui existe dans un autre; ainsi le bien - qui s’identifie avec l’être - est, à parler absolument, ce qui possède en soi la bonté, tandis que ce qui est le bien d’un autre n’est bon que relativement. Par conséquent, l’amour dont on aime quelqu’un quand on lui veut du bien est l’amour pur et simple; et l’amour que l’on porte à une chose pour qu’elle devienne le bien d’un autre est un amour relatif”15. “Le bien désiré, le concupitum, s’il constitue l’objet formel et spécificateur de l’amour de concupiscence, n’est pas pour autant le terme stable, le lieu de repos définitif de l’amour. Aimer le bien, c’est le vouloir pour quelqu’un. Cette référence à un sujet est donc indispensable, mais elle ne spécifie point le mouvement de l’amour. L’amour de concupiscence reste donc quelque chose de très imparfait, tout à fait inférieur à l’amour d’amitié, qui, lui, atteint un terme stable et définitif pour le mouvement de l’appétit”16.
L’amour issu de la ressemblance virtuelle est donc quelque chose de très imparfait, certes, mais souvent nécessaire. L’être besogneux que nous sommes nous fait vivre dans une large collaboration avec les autres. Dans la mesure où nous les aidons à leur procurer leur propre bonheur, nous les aimons pour eux-mêmes. Dans la mesure où ils nous aident à nous achever, nous les aimons pour nous-mêmes. Mais cette forme de convoitise peut servir de fondement à l’amitié. Sous la ressemblance virtuelle des valeurs individuelles, il y a une ressemblance actuelle de la valeur de personne, en tant que personne. Qu’il soit X ou Y, puisqu’il est homme, il y a entre lui et moi une communauté de nature, de fin, de droits fondamentaux.
D’ailleurs, étant homme, il est capable d’amour d’amitié. Non comme la nature sans raison, à laquelle, à proprement parler, on ne peut vouloir du bien, car elle est inapte à le posséder en propre, ce privilège étant réservé aux êtres raisonnables, qui peuvent seuls, à cause de leur libre arbitre, user du bien qu’ils possèdent17. Non seulement l’homme est capable d’amour d’amitié, il exige avant tout que tout amour envers lui ne soit pas une trahison ou un abandon de sa dignité de personne. Si au droit doit correspondre une obligation en autrui, chaque personne a droit que sa personnalité morale soit respectée par les autres. Aimer quelqu’un, c’est donc commencer d’abord à respecter ses droits, selon la justice. “La relation de l’amour n’est possible que par l’établissement primordial du règne de la justice”18.
L’homme désire encore que l’amour envers lui soit un amour vraiment personnel, c. à d. qui s’adresse vraiment à sa personne. Or, la personne ne se réduit pas à ses qualités. Les qualités changent, disparaissent; la personne demeure. “Le toi est total et profond... Il est l’être pris en lui-même et non sous un de ses aspects”19. Adressé à une valeur absolue comme l’est celle de la personne, l’amour vraiment personnel est un amour d’amitié. Puisque autrui est aussi une valeur absolue comme soi, “il est naturel qu’on ait à l’égard de l’autre un amour semblable à celui qu’on se porte à soi-même: ce qui signifie que, comme on s’aime soi-même en voulant son propre bien, ainsi on aime l’autre en lui voulant son bien”20. C’est aimer purement et simplement comme un terme où l’amour se pose en lui et pour lui.
N’étant légitime qu’avec sa loi fondamentale dictée par la raison: vouloir du bien à autrui, l’amour entraýne avec soi une noble responsabilité. “C’est moi qui te dois tout, puisque c’est moi qui t’aime”21. Le toi ne sera plus un étranger de moi. Il devient un alter-ego. Ma responsabilité envers moi s’étend également à lui. Je suis ainsi lié à sa vie. “Mon amour est un engagement vigoureusement tendu vers l’accomplissement du toi”22. Ma volonté envers lui est une volonté de promotion. L’existence du toi, l’épanouissement autonome de ce toi avec le concours possible du moi, voilà ce que l’amour m’impose23. Nous disons bien “impose” et non “propose”, car c’est la nature par laquelle l’amour est ce qu’il est. La refuser, c’est ne plus vouloir du bien à l’aimé, c’est cesser de l’aimer. L’amour ainsi compris exigera naturellement un don de soi. Un simple vouloir ne crée pas automatiquement l’accomplissement du toi. L’homme est un développement historique. Et l’aimant est séparé de l’aimé par la nature. La promotion de sa volonté est conditionnée par d’autres facteurs extérieurs non rarement hostiles. Ainsi, en voulant que son aimé soit infiniment aimable, il acceptera implicitement tous les sacrifices requis. Si le sacrifice sans amour est un sacrifice inutile, l’amour sans sacrifice n’est qu’un faux amour. Nous reviendrons sur ce point dans le troisième chapitre de la deuxième partie. Mais si l’aimant a le droit de s’aimer soi-même, cet amour de soi ne serait-il pas désavantagé par toutes les exigences prédites de l’amour envers autrui? Au cas contraire, si c’est là sa perfection, l’amour envers autrui ne deviendrait-il pas un amour égoðste par la requête de cette perfection pour soi-même?
La non-opposition entre l’amour de soi et l’amour envers autrui
Pour faciliter la solution, nous tâcherons d’abord de mettre au clair une terminologie souvent équivoque: Qu’est ce qu’on entend par l’amour intéressé? L’amour intéressé est-il l’amour de convoitise? L’amour de convoitise est-il l’amour de soi? L’amour de soi est-il l’égoðsme?
Voyons d’abord l’amour intéressé. La difficulté consiste sans doute non dans le mot “amour” mais dans cet adjectif différentiel: intéressé. Or, intéressé signifie “qui a intérêt à une chose”24, la difficulté se retrouve de nouveau dans ce substantif “intérêt”. Puisqu’il s’agit d’une question technique, Lalande mérite d’être consulté. Selon ce “Vocabulaire technique et critique de la Philosophie”, intérêt a quatre sens:
“A. - Ce qui importe réellement... à un agent déterminé...”. C’est l’intérêt réel, objectif.
“B. - Caractère de ce qui provoque, dans un esprit déterminé, un état d’activité mentale facile et agréable, une attention spontanée...
“C. - L’état d’activité mentale provoqué par ce qui a de l’intérêt au sens B...
“D. - A l’égard des personnes, bienveillance, sympathie...”25.
L’objet de l’amour, puisque je l’aime et du fait que je l’aime, doit avoir quelque relation avec moi. Il est mon bien (sens A); il a de l’importance pour moi (sens B); il éveille ma complaisance (sens C). En ces sens, tout amour est intéressé, quoique tous les amours ne sont pas amour de bienveillance, lequel pourtant devrait s’appeller aussi amour intéressé (sens D). Cette diversité de significations du mot “intéressé” montre que l’expression “amour intéressé” employée comme opposée à l’amour de bienveillance est une terminologie plus conventionnelle et habituelle que justifiée.
D’ordinaire, par amour intéressé, on entend “un amour, qui, en se donnant comme objectif, en réalité, consciemment ou non, s’adresse au bien du sujet luimême. Il revient finalement vers ce dernier, chargé de profit ou de l’intérêt... que le sujet peut convoiter. Le trait essentiel de cet amour c’est donc qu’il comporte, au moins logiquement parlant, trois termes: le sujet qui aime, le bien qu’il prétend ou croit aimer, l’intérêt du sujet ou son bien, véritable objet de l’amour”26. C’est donc un amour constitué par la référence au sujet aimant qui le termine. On voit d’une part le bien convoité, et d’autre part l’auteur de l’amour, pour qui ce bien est convoité. C’est un amour en fonction de l’amour de soi.
Mais “en langage précis, remarque le père Ch. V. Heris, on aime quelqu’un d’un amour intéressé quand on l’aime par référence à autre chose que lui, quand on ne l’aime pas pour soi-même. L’amour intéressé se porte sur un objet en vue de l’approprier à soi ou à un autre”27. En ce cas, l’amour du bien convoité n’est plus en fonction exclusive de l’amour de soi, car il peut être aussi aimé pour un autre que soi-même.
Si dans l’explication précédente, nous sommes forcés d’employer le mot “convoité”, c’est parce que l’amour intéressé est synonyme de l’amour de convoitise. Ainsi saint Thomas dit que “l’on parle de convoitise à l’égard de ce que nous voulons pour nous”28. Et, un peu auparavant, il a élargi cette référence non seulement sur nous, mais aussi sur les autres: “Sic ergo motus amoris in duo tendit: scilicet in bonum, quod quis vult alicui, vel sibi vel alii; et in illud cui vult bonum. Ad illud ergo bonum quod quis vult alteri, habetur amor concupiscentiae”29.
Puisque notre problème soulevé consiste dans la confrontatiion de l’amour d’autrui avec l’amour de soi, nous entendons ici l’amour intéressé ou de convoitise au sens restreint, c. à d. l’amour à l’égard de ce que nous voulons pour nous.
Cette sorte d’amour est-il donc l’amour de soi? Non, il ne s’identifie pas avec l’amour de soi, mais il le suppose. Car, si le bien convoité est voulu pour que par lui l’auteur de l’amour soit enrichi, avant de l’aimer, on a aimé soi-même. L’amour de soi-même n’est pas un amour de convoitise. “C’est (donc) par métaphore seulement, dit le père L. B. Geiger, ou en s’exprimant par à peu près, qu’on peut parler d’une convoitise de son bien final ou de sa perfection, puisque cette perfection est identique réellement au sujet qui la convoite. Ce serait en somme se convoiter soi-même pour soi-même”30. En réalité, l’amour de soi s’adresse à un bien qui possède en soi la bonté, et en fonction duquel l’autre bien convoité est voulu. De plus, à proprement parler, à l’égard de soi-même il y a quelque chose de plus que l’amitié. Car “de même que l’unité est le principe de l’union, ainsi l’amour que l’on éprouve pour soi-même est la forme et la racine de l’amitié”31.
Si l’amour de soi est la forme et la racine de l’amitié, il ne s’identifie pas avec l’égoðsme, ennemie de l’amitié. Ce mot a habituellement un sens péjoratif: “amour exclusif ou excessif de soi; caractère de celui qui subordonne l’intérêt d’autrui au sien propre, et juge toutes choses de ce point de vue”32.
Tout ce que nous avons dit, annonce qu’il y a 1) un amour de soi distinct de l’amour d’autrui, à savoir l’amour de soi tout court, 2) un amour de soi contraire à l’amour d’autrui: l’égoðsme, 3) un amour de soi mêlé à l’amour d’autrui et le dominant: l’amour intéressé ou de convoitise, 4) un amour de soi en fonction de l’amour d’autrui: l’amour d’amitié.
Cherchons maintenant ce que veut dire l’amour désintéressé. Pour être logique, disons qu’il est un amour qui n’est pas intéressé. Mais tout de suite deux difficultés surgissent. D’une part, comme nous l’avons noté, dans un certain sens tout amour est intéressé; on aura alors un amour intéressé désintéressé! D’autre part, si le mot désintéressé est contraire au mot intéressé, il n’exprime pas adéquatement le sens qu’on veut donner à l’amour de bienveillance. Il supprime le retour vers l’auteur de l’amour, mais il ne dit pas qu’il a de l’intérêt pour l’aimé. Cela montre, encore une fois, que la terminologie intéressé - désintéressé n’est pas bien justifiée. Mais en général, nous comprenons ce que le mot veut dire. “On pourra parler de désintéressement, quand une personne sera aimée pour elle-même et non pour une autre chose”33.
Comme l’amour intéressé est synonyme de l’amour de convoitise, de même son contraire, l’amour désintéressé n’est rien d’autre que l’amour d’amitié. Il va sans dire qu’il est incompatible avec l’égoðsme, “vice de l’homme qui apporte tout à soi”34. Est-ce qu’il supprime aussi l’amour de soi? Comme nous l’avons exposé plus haut, l’amour de soi est un amour naturel et primordial. Non seulement nécessaire, mais il est encore le principe de tous les amours. Aucun amour ne peut le supprimer sans s’anéantir du même coup soi-même.
Nous arrivons ainsi à des nouvelles précisions: L’amour désintéressé exclut:
1) l’égoðsme, ou l’amour de soi contraire à l’amour d’autrui. 2) l’amour de convoitise, ou l’amour de soi dominant l’amour d’autrui.
Il implique au contraire l’amour de soi comme principe et fondement de l’amitié.
De plus, cet amour de soi est encore légitimement réalisé par l’amour desintéressé envers autrui. Certes, chacun a droit à s’aimer soi-même. Cela est nécessaire. Mais si aimer quelqu’un n’est rien d’autre que lui vouloir son bien, et si le bien n’est le bien que lorsque c’est un vrai bien, l’amour de soi ne se justifie que par la volonté du vrai bien. Se vouloir un faux bien c’est se tromper sur soi-même. Et cette sorte d’amour est un faux amour. Nous avons une explication admirable de cette question dans saint Thomas: “Chacun s’aime selon qu’il se connaýt... et ainsi tous les hommes ayant conscience de leur propre vie en désirent la conservation. Mais si l’on considère ce qu’il y a en nous de principal, tous ne se jugent pas de même. Ce qu’il y a de principal dans l’homme, c’est l’esprit, le second, c’est la nature corporelle et sensible: ainsi saint Paul oppose l’homme intérieur à l’homme extérieur (II Cor., IV, 16). Or les bons estiment que le principal en eux, c’est l’esprit ou l’homme intérieur; et ainsi ils se jugent ce qu’ils sont en vérité. Les mauvaris au contraire estiment que le principal en eux est la nature sensible et corporelle, ou l’homme extérieur; aussi ne se connaissent-ils pas vraiment, ils ne s’aiment pas vraiment; ils aiment seulement ce qu’ils se figurent être, tandis que les bon connaissent vraiment, s’aiment en verité”35.
Avant saint Thomas, Aristote a aussi traité cette question dans son Ethique à Nicomaque. Sous le bénéfice du sujet abordé, nous nous permettons de nous approprier l’explicatioin du Philosophe en le citant:
“Les uns avec une nuance de réprobation appellent philautiques36 ceux qui s’attribuent toujours, tant au point de vue de l’argent que des honneurs et des plaisirs du corps, la part la plus grande. N’est ce pas à quoi tendent la plupart des hommes qui recherchent avec avidité ces biens qu’ils jugent les meilleurs? De fait on combat avec acharnement pour se les procurer. Ceux-là donc qui s’en montrent particulièrement avides, ont une vive complaisance pour leurs désirs, pour leurs passions en général et pour la partie de leur âme qui est privée de raison. Comme ils forment la majorité de l’humanité, et du fait que cette humanité est vicieuse, on a employé dans un sens défavorable le mot de philautie. Effectivement on a raison de blâmer cette sorte de philautie.
“Que communément on appelle philautiques ceux qui d’ordinaire s’attribuent les biens indiqués plus haut, it n’y a rien que de naturel. Personne en effet ne voudrait qualifier de philautique, ni blâmer l’homme qui par dessus tout fait effort pour pratiquer la justice et la tempérance, ou pour se conformer en tout aux différentes vertus, bref, celui qui toujours s’empresse de se conformer au bien. Pourtant un homme de cette trempe peut sembler particulièrement philautique. Ne s’attribue-t-il pas la plus belle part, les biens les plus élevés? Ne se complaýt-il pas dans la partie la plus haute de lui-même et ne lui obéit-il pas en toutes circonstances?
“Or un état et toute espèce de système organisé semblent essentiellement constitués par la partie maýtresse d’eux-mêmes. Il en va de même pour l’homme. Par conséquent, l’homme le plus philautique est celui qui aime cette partie élevée de lui-même et ne cherche qu’à s’y complaire.
“De fait, on dit qu’un homme possède ou non de la maýtrise de soi-même, selon qu’il laisse régner ou non en lui la pensée, comme si chacun de nous s’identifiait essentiellement avec sa pensée. Il semble également que notre action est d’autant plus personnelle et volontaire qu’elle s’accorde mieux avec la raison. Le fait que chacun de nous s’identifie essentiellement avec sa pensée n’est pas discutable. Il est tout aussi évident que tout honnête homme la chérit particulièrement. Aussi l’être qui serait le plus exactement désigné par ce mot philautique, est-il fort dissemblable de celui qui, nous l’avons vu, encourt le blâme. Il en diffère tout autant qu’une vie conforme à la raison diffère d’une vie soumise à la passion, ou, pour employer une autre comparaison, que la poursuite du bien est différente de la poursuite de ce qui est simplement l’apparence de l’utilité”37.
Ces textes ont l’intérêt tout particulier de poser avec évidence l’amour de soi comme un amour de vérité. Or, vouloir le bien à autrui, ne serait-ce pas l’aimer dans la vérité? Et cet amour selon la vérité ne serait-il pas un bien conforme à la raison? Et ce bien ne serait-il pas le bien principal de l’homme, à savoir le bien de l’esprit? Poursuivre ce bien principal, c’est nous perfectionner et non nous nuire. Si des sacrifices sont exigés, ils n’en sont que des conséquences inévitables, qui, loin de le détruire, le confirment et le soutiennent.
La difficulté serait seulement insoluble, si nous prétendions que notre perfection est une chose, l’objet de l’amour désintéressé envers autrui, une autre, et le bien lui-même encore une autre. Nous aurions alors nécessairement, en face de trois objest, trois actes d’amour absolu qu’il serait impossible de subordonner l’un à l’autre.
En réalité, notre perfection n’est pas une chose, mais un acte, puisque l’acte naturel de l’homme, en tant que doué de raison et de volonté, est d’aimer conformément à la droite raison. Réaliser cet acte naturel, c’est réaliser notre perfection. Et le bien est alors l’objet à aimer par cet acte naturellement exigé. Dans ce bien à aimer sont englobés, non seulement le bien suprême, le bien d’autrui, mais encore tout ce qui est bon de quelques manières que ce soit, y compris notre perfection. Aimer avec désintéressement autrui réalise donc nécessairement notre perfection. Poursuivre notre perfection n’est rien d’autre qu’aimer le bien selon la raison. Et par suite, aimer le bien selon la raison, c’est aussi nous parfaire nous-mêmes.
Cela veut dire que la recherche de notre perfection et l’amour du bien sont indissolublement liés. Tendre vers notre perfection, ce n’est donc pas la préférer à tout autre et au détriment de l’amour envers antrui, mais seulement répondre aux exigences de la vérité, et mettre au-dessus de tout l’amour du bien en lui-même et pour lui-même.
Même chaque fois que nous avons l’intention de nous occuper uniquement du bien lui-même, notre perfection se réalise infailliblement par surcroit, sans que nous ayons besoin d’en faire l’objet d’un vouloir explicite et distinct.
Sur le plan psychologique, l’amour désintéressé et le souci de notre perfection ne sont pas deux actes distincts qu’il faudrait subordonner l’un à l’autre. Il n’y a en vérité qu’un seul acte qui, psychologiquement parlant, est l’amour désintéressé, l’amour selon la vérité qui, par là même nous mène naturellement à notre vraie fin. Il suffit que l’amour soit ce qu’il doit être, pour devenir en même temps notre perfection.
C’est pourquoi il n’y a aucun inconvénient à nous occuper tout entier à réaliser les exigences du bien selon l’ordre de la raison, sans nous soucier explicitement de notre perfection. En nous oubliant et en nous perdant en quelque sorte pour aimer d’une façon désintéressée autrui, nous avons déjà par là atteint notre but qui est la perfection38.
L’opposition entre l’amour envers autrui et l’amour envers nous-mêmes ne se produit que lorsque, en allant contre l’exigence de la droite raison, nous n’aimons pas notre prochain comme nous-mêmes. L’àutrui sera aimé non pour lui-même dans son être personnel, mais dans le subjectivisme de notre moi accapareur. Cet amour cesse alors de perfectionner et l’aimant et l’aimé. Une opposition éclate entre ces deux sortes d’amour: l’amour de soi à travers autrui et au détriment de lui, et l’amour désintéressé envers lui. Puisque nous avons abordé les exigences de l’amour désintéressé, il est utile d’en examiner une application spécialement délicate, le souhait d’être aimé de retour.
La réciprocité dans l’amour
L’amour implique-t-il une réciprocité? Fidèle à son principe, l’amour désintéressé ne peut souhaiter que du bien. Or l’amour désintéressé est bon, l’aimant peut donc le souhaiter à son aimé. Vouloir que l’aimé ait un amour désintéressé n’est rien d’autre que lui vouloir un grand bien spirituel. Car si en aimant d’une façcon désintéressée autrui, je me perfectionne, lui aussi “en se perdnat se trouvera”. Ce souhait n’a donc rien que de normal. Mais qu’arrivera-t-il si j’ajoute mon moi comme terme de cet amour souhaité? Je souhaite qu’il m’aime. J’aimerais être aimé par mon aimé!
La complexité semble entrer avec le moi. Ce moi apporte-t-il nécessairement un élément égoðste qui détruirait le caractère désintéressé du souhait d’un amour prétendu désintéressé? Essayons d’analyser la question de plus près.
Tout d’abord, que peut-on dire de ce qui est aimé? C’est l’objet de l’amour tout simplement. Le problème d’intérêt ou de désintéressement ne s’y pose pas. Ce qui est aimé n’est que ce par quoi l’amour peut exister; être aimé n’est pas aimer. En d’autres termes, l’acte d’aimer, soit l’amour, est dit: désintéressé ou intéressé. Car aimer, c’est l’acte de l’appétit tendant vers le bien convenable appréhendé. L’aimant étant aussi un bien, cette tendance peut se reporter au bien appréhendé comme terme, ou en passant par ce bien, se retourner au sujet lui-même. Nous avons appelé le premier cas l’amour en est responsable. Par contre, ce qui est aimé comme tel, n’est pas la cause efficiente de l’amour. Par le fait qu’il est aimé, il dit simplement qu’il est un bien.
Cette explication sera-t-elle changée, si au lieu de mettre”ce”, je précise en le remplaçant par “moi”? Rien ne change, par la simple raison que le toi ou le moi, ou n’importe qui, n’ajoute rien à la fonction générale d’être l’objet de l’amour.
Certes, la nature de l’objet détermine partiellement celle de l’amour. Le toi et le moi étant des valeurs absolues, quoique limitées; s’ils sont aimés, ils désirent être aimés d’un amour désintéressé et non intéressé comme dans l’amour dont l’objet serait une chose. Malgré cela, le moi aimé ainsi que le toi aimé ne sont pas intéressés - au sens contraire à l’amour désintéressé -. Autrement, quand vous m’aimerez de votre amour désintéressé, vous me condamnerez, par le fait que je suis aimé d’un tel amour, à être intéressé. Cette qualité n’étant pas intéressante, elle détruirait tout caractère désintéressé de votre amour proclamé désintéressé, qui en tant que tel, ne peut faire que du souhaitable. Et si au contraire, vous m’aimez d’un amour intéressé, je ne serais pas pour cela désintéressé. Autrement, l’amour intéressé causerait à son objet le désintéressement et cesserait d’être intéressé. Et ainsi jamais il ne pourrait exister un amour ni désintéressé, ni intéressé.
Ces absurdités montrent encore une fois de plus que la terminologie intéressé et désintéressé est mal choisie dans le problème de l’amour. Elle subit une application restreinte: Le toi ou le moi, en tant qu’aimés, restent toujours à la place de l’objet d’amour, alors que seul le sujet d’amour peut être intéressé ou désintéressé.
Maintenant si je dis “j’aimerais d’être aimé d’un amour désintéressé, je souhaite d’être aimé”, le problème est changé. Je deviens sujet d’un amour qui est celui d’être aimé. Avec ce rôle, la question de désintéressement et d’intérêt peut se poser. Ce souhait est-il mauvais? Pas nécessairement. De soi, le souhait d’être aimé n’est pas un objet, une chose, susceptible d’être convoité. Il est une conséquence légitime de l’amour de soi, qui est lui-même plus que légitime. Si l’homme ne peut pas ne pas s’aimer soi-même, comment pourrait-il souhaiter que son “soi” ne soit plus aimé. Si ce souhait n’a aucune arrière-pensée égoðste, il me paraýt aussi bon qu’éclairé. Si l’amour désintéressé est bon, pourquoi être aimé de cet amour n’est-il pas souhaitable? C’est un souhait qui se justifie par lui-même.
Que dirais-je si j’aimerais être aimé par mon aimé? La précision de la personne changera-t-elle l’honnêteté de on souhait? Non. Que cette personne soit toi ou lui, ils sont des êtres capables d’aimer d’un amour désintéressé, ce qui fait leur dignité. En ce point ils sont égaux. Une inégalité existe sans doute, si la personne par qui je souhaite être aimé, est celle que j’aime. Car, si être aimé c’est être promu, cette promotion deviendra plus efficace chez celui qu’on aime. D’une part, si pour faire du bien à quelqu’un, il faut savoir ce qui lui convient, l’aimé sera celui à qui je pourrai me confier plus facilement qu’aux autres. D’autre part, si faire du bien suppose le souhait de le recevoir, je le recevrai avec plus de plaisir de celui que j’aime, surtout quand le bien donné n’est pas sensiblement agréable. Nous arriverons bientôt au développement de ces idées.
En réalité, souhaiter que quelqu’un m’aime, c’est dejà en quelque sorte l’aimer. Vouloir être promu par lui, ne suppose-t-il pas avoir confiance en lui? Me confier à lui, n’affirme-t-il pas qu’il est mon bien proportionne1? Me donner en quelque sorte à lui en me soumettant à ses soins généreux, n’est-ce pas un bien aussi grand et généreux que je puisse lui offrir?
Si, souhaiter que quelqu’un m’aime, c’est déjà l’aimer, vice versa, est-ce qu’aimer quelqu’un, c’est aussi souhaiter qu’il m’aime? L’amour implique-t-il ce souhait? Nous arrivons à un point plus délicat.
Maurice Nédoncelle, dans son livre “Vers une philosophie de l’amour”30, a distingué quatre degrés successifs de réciprocité:
“Au plus bas degré, autrui répond à la volonté de promotion par le seul fait qu’il existe et qu’il se développe...
“Puis la réciprocité est déjà psychologique, si autrui perçoit mon projet, quand bien même il le repousserait ou que, tout en percevant le projet, il en ignorerait l’auteur...
“Un troisième niveau de la réciprocité est celui où le toi ratifie le projet du moi sur lui. Ce thème qui lui a été lancé il l’accepte.
“Enfin la réciprocité est complète quand l’aimé veut à son tour ma promotion et se retourne vers moi avec l’intention même qui m’avait tourné vers lui, en prenant pour but de son activité mon épanouissement personnel”40. Suivant l’auteur, “Tout aimant veut être aimé”41, tout amour trouve au moins un minimum de réciprocité, “et il souhaite toujours le maximum de la réciprocité”42.
Sans prétendre ici critiquer les idées de cet auteur, nous voudrions seulement les noter pour mieux éclaircir notre position.
Le plus bas degré de réciprocité dont parle Nédoncelle, n’est pas, nous paraýt-il, une vraie réciprocité. Si ce mot a un sens propre, et que ce sens soit: être aimé de retour, “c’est dire qu’en aimant il vise en quelque manière à être aimé”43, le fait que l’aimé existe et se développe ne dit rien de son amour envers l’aimant. En effet, on ne peut être aimé que par l’amour. Etre aimé sans amour, serait une contradiction ridicule. Or, l’amour, comme nous l’avons vu, est une union affective au bien proportionné appréhendé. L’existence et le développement de l’aimé ne supposent chez lui aucunement cette union à mon égard. Autrement, cette plante que j’aime par le fait qu’elle existe et se développe par mes soins, m’aimerait déjà en retour. En réalité, l’existence de l’aimé n’est qu’une cause pour que l’amour de lui puisse exister. Son développement n’est qu’un effet de cet amour. L’aimé, à ce stade, joue le rôle d’objet de l’amour; il n’est pas le sujet d’un amour de retour. La réciprocité n’y existe pas.
Elle ne se trouve pas non plus dnas le deuxième degré décrit par l’auteur. Percevoir un bien n’est pas l’aimer, ou en aimer l’auteur, à fortiori si celui-ci est repoussé, ou si son donateur est ignoré. “Vous me connaissez, donc vous m’aimez”, c’est là une conclusion trop hardie, pour le moins équivoque.
La réciprocité ne commence que dans le cas où le toi ratifie et accepte le projet du moi sur lui. Car, s’il faut quelque ressemblance pour provoquer l’amour, le bien offert par l’un et accepté par l’autre est déjà un point de rencontre. Accepter, n’est-ce pas déjà en quelque manière vouloir. La volonté de l’acceptant et celle de l’offrant s’unissent dans un bien commun visé par tous les deux. Et puisque ce bien commun est le bonheur du toi, dont la recherche fait le bonheur du moi, l’aimant en voulant la réalisation du projet de cette recherche, ne peut pas ne pas vouloir implicitement du même coup, par reconnaissance, l’existence et le dévoloppement du moi, l’auteur de ce projet. N’avons-nous pas remarqué que dans la vie courante, on aime à refuser les cadeaux de celui qu’on haðt, et personne ne reçoit une chose sans en admirer le donateur. Même chez l’enfant, l’homme par qui il se laisse caresser est sans doute celui qu’il aime, ou du moins celui envers qui il n’a pas d’antipathie. Accepter, c’est donc en quelque sorte commencer à aimer.
S’il en est ainsi, est-ce que vraiment dans tout amour, l’aimant souhaite cette acceptation? Surement. Que dirait-on de celui qui voudrait du bien à quelqu’un sans vouloir que ce dernier accepte? C’est un hypocrite. Or nous parlons ici de l’aimant sincère et généreux.
D’ailleurs, parmi les bien il y a ceux qui sont toujours biens, partout, toujours et pour tous, et il y en a d’autres qui conviennent à l’un, et ne conviennent pas à l’autre. L’homme est individuel. Le bien qui convient à chacun peut varier de l’un à l’autre. Ainsi, vouloir du bien à quelqu’un suppose vouloir le connaýtre autant que possible. Sans connaýtre son tempérament, ses aspirations, ses capacités, ses gouts et sa personne, l’aimant risque de lui faire du mal, au lieu de lui faire du bien. Or, l’homme a sa liberté et ne se montre pas souvent tel qu’il est. Qui peut le connaýtre à fond, s’il n’est pas ouvert? Mais il ne se confiera volontiers qu’à celui qu’il considère comme un autre soi-même. Or, considérer quelqu’un ainsi, c’est déjà l’aimer.
D’autre part, pour que le projet de l’accomplissement voulu à l’aimé soit pleinement efficace, il serait souhaitable que l’aimé lui-même y coopère. Une coopération active, spontanée et jaillissant de tout coeur. Aucune autre coopération ne pourrait la remplacer si l’aimé reste lui-même indifférent à ce qu’on voudrait lui faire.
Or, l’amour de retour assure cette coopération. “Ama et fac quod vis” aime et fais ce que tu veux44. Si tu aimes, tu voudras ce que veut ton aimé; si tu fais ce qu’il ne veut pas, tu ne l’aimes pas. Ainsi, tu ne peux être dans la vérité de ton amour que si tu fais ce que tu veux, c. à d. ce que veut ton aimé. Comme le moi a le plaisir de faire du bien au toi, le toi, en aimant de retour le moi, lui veut aussi du bien. Or, le bien dont le moi se soucie, c’est la perfection du moi.
Le succès dans l’éducation ne consiste-t-il pas dans ce secret précieux: être aimé par l’éduqué? La réussite dans nos relations avec autrui ne nous confirme-t-elle pas cet admirable moyen: prendre les gens par leur coeur?45 Ces réflexions nous amènent à admettre que tout aimant souhaite implicitement être aimé. Non qu’il ait besoin de le formuler au premier plan, mais cette réciprocité est un souhait implicite qui entre dans tout amour sincère. Subordonné au bien de l’aimé pour lui-même, ce souhait est aussi éclairé que généreux. Notons que cette réciprocité n’est pas une condition demandée par l’aimant, comme: si tu ne m’aimes pas, je ne t’aimerais plus. Non, je continue à t’aimer, même si tu ne m’aimes pas. La volonté d’être aimé n’est qu’un souhait légitime et utile pour ton bien qui devient mon bien, mais dont la réalisation ne détruit ps ma volonté de promotion, ce en quoi consiste essentiellement l’amour.
Cette position est loin de celle conçue par J. P. Sartre. Pour lui, “aimer, c’est vouloir qu’on m’aime, donc vouloir que l’autre veuille que je l’aime”46. Pour nous, vouloir être aimé, n’est pas l’essentiel de l’amour. Il en est une partie intégrante, si on peut dire. Il ne peut avoir sa raison d’existence qu’en harmonie avec le bien voulu pour l’aimé lui-même.
Nous avons étudié dans les trois chapitres précédents la structure de l’amour humain. Une vue d’ensemble nous permet de la voir formée d’une triple union intimement enchaýnée.
L’union affective “qui est causée par l’amour selon une causalité formelle, étant lui-même cette union ou ce bien”1.
L’union effective, “l’amour la produit par manière de cause efficiente, car il pousse à désirer et à rechercher la présence de l’aimé, comme ce qui lui convient et qui lui appartient”2.
L’union oblative en tant que “l’affectivité de l’un tend vers l’autre comme vers ce qui ne fait qu’un avec soi; et elle lui veut du bien comme à soi-même”3.
Si les deux premières unions se trouvent dans tout amour, seule la troisième est caractéristique de l’amour désintéressé. Elle seule est le cachet authentique de l’affectivité interpersonnelle. Par elle se distingue l’amour d’amitié, spirituel et vrai, des autres rapports qui se prétendent amour.
C’est là un aspect humain que l’homme est invité à donner à l’amour envers l’homme.
Les deux premières unions sont provoquées par un bien nous convient. La troisième est demandée par un bien de valeur absolue. C’est l’essence dont les deux premières doivent être imprégnées, une attitude qui les anime, une fin qui les justifie.
L’aimé étant un bien proportionné, je l’aime, je suis attiré vers lui, non pour l’identifier à moi, mais pour m’identifier à lui, non substantiellement, mais intentionnellement.
Il est un bien, je l’aime, et je veux du bien à ce bien qui est lui. Ce sont là de multiples mouvements d’un amour intégral, qui se réalisent dans un dynamisme originel.
L’union affective, en tant “qu’elle désigne le mouvement affectif causé par le délectable, sous forme de complaisance en lui”4 est déjà un transport vers l’aimé. Par sa coaptation avec lui, l’appétit est tendu vers lui, uni dynamiquement à lui.
De cette union affective procédera l’aspiration vers une union réelle. C’est un mouvement plus dynamique qui n’est rien d’autre qu’une réponse plus épanouie, plus engagé à l’attrait du bien-aimé.
Comme la nature de ce bien l’exige, ces unions ne peuvent se réaliser qu’en lui voulant du bien pour lui-même: une volonté de promotion qui déploie son dynamisme pour l’accomplissement de la personne aimée. Et sans avoir besoin de le dire, ce dynamisme poussera cette volonté jusqu’à sa concrétisation dans les oeuvres.
Ce dynamisme, celui de l’amour, est fort comme la mort. Issu d’au-delà de la personne aimée, il l’entraýne encore au-delà d’elle. Car, ayant comme origine l’aspiration au bien absolu, il ne se repose qu’en s’unissant à lui. Tout autre bien trouvé, l’appétit l’aime de cette même chaleur. C’est l’aspiration à ce bien absolu, la richesse qui nourrit tous les amours. C’est elle la source du dynamisme de l’amour. “Tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais trouvé”5, cette prase, chaque aimé peut la dire à son aimant. Car, celui-ci, ayant aimé d’abord le bien comme tel, il cherche l’empreinte du bien dans son aimé. Il le cherche, car il a trouvé que le bien est sa fin. Il l’aime car il aime le bien. Le premier est cherché et alimenté par le second, qui est la mère de tous les amours. Vouloir couper la source nourrissante pour se reposer uniquement en ce qu’elle nourrit, c’est vouloir embrasser un cadavre vide de vie. C’est seulement sous sa lumière et avec le respect de sa hiérarchie que l’amour trouvera son vrai chemin.
Mais, dans cette aventure, l’amour ne s’acheminera pas sans peine. Déjà les difficultés se cachent dans l’intérieur même de l’amour. Son ambivalence: sensible et spirituelle, oblative et possessive, vers soi et vers autrui, une telle richesse peut bien faire chanceler sa position.
La voie d’amour si belle et à laquelle chacun semble invité, devient le sentier semé d’obstacles. Combien n’aboutissent pas! Combien s’enlisent! Combien se tuent et tuent leurs aimés!... Les échecs de l’amour abondent. Et peut-être ceux qui y réussissent ne souffrent pas moins que ceux qui s’y sont perdus. La souffrance dans l’amour, tel est le problème que nous allons examiner dans la deuxième partie.
Si la souffrance a pour cause le mal, et le mal n’est rien d’autre que la privation du bien6, cette recherche exige avant tout de savoir quels sont les biens qu’on peut perdre dans l’amour. Or, dans celui que nous venons d’étudier dans cette première partie, le premier bien, objet de l’amour, c’est d’abord l’être aimé lui-même. Et puisque cet amour oblatif commande qu’on veut du bien à l’aimé, le bien voulu pour lui est aussi un bien aimé. Enfin, parce que l’amour oblatif ne peut être accompli que dans un don de soi, le soi qu’on aime et qu’on sacrifie pour autrui est sans doute aussi ce qui a du prix. On aura donc trois biens: la personne aimée, le bien voulu pour elle, et ce qui a du prix pour l’oblativité de l’amour.
La privation de chaque bien cité sera un mal, cause de la souffrance. Chercher à comprendre la privation de ces biens, c’est expliquer la genèse du mal, et ainsi de la souffrance de notre amour.
Il y a dans la vie des moments où le monde semble ne plus exister pour nous. Il en est ainsi de la séparation. Détachés physiquement de l’objet de l’amour, nous avons l’impression d’être exilés. Ce qui nous entoure nous devient tout à coup lointain. Le monde visible paraýt vide. Ce monde est devenu tout entier celui où l’aimé n’est plus. Une solitude intérieure plus profonde que la solitude extérieure la plus profonde; un vide invisible plus immense que l’espace vide le plus immense.
En vérité, le monde reste le même. Ce qui est changé, c’est nous. Un double détachement vient de briser notre intérêt avec le monde. D’abord c’est l’absorption causée par la souffrance. Car “toutes les puissances étant enracinées dans la même essence de l’âme, si la force d’application de celle-ci est vigoureusemnt mobilisée par l’exercice de quelque puissance, elle est nécessairement soustraite à l’activité de telle autre puissance: une même ne pouvant avoir qu’une seule force d’application”1. Or, il est manifeste que la souffrance tire souverainement à soi la force de l’âme, pour chercher à repousser ce qui lui est contraire. De sorte que, si la souffrance est intense, on se trouve dans l’incapacité de penser autre chose que l’objet de sa souffrance. Puisque cet objet est son être aimé, à cette absorption s’ajoute encore une autre concentration produite par l’amour. En effet, l’amour captive la pensée, il occupe surtout la mémoire. On peut dire que l’aiment est plein de l’aimé. Sous l’obsession de l’amour, il ne peut penser qu’à une seule chose “quoiqu’il fasse, quoiqu’il dise, cela lui revient toujours”2.
Cette concentration, loin d’être détruite ou diminuée par l’absence de l’être aimé, devient au contraire plus forte par la souffrance même qu’elle provoque. Car, comme nous venons de le voir, l’aimé est l’objet non seulement de l’amour, mais aussi de la souffrance. Cette concentration ne dépend pas tant de l’initiative du sujet que de l’attractioin de l’objet. L’influence que l’aimé exerce sur les facultés cognitives est non seulement objective à cause du caractère contrastant de la séparation dans l’amour, mais encore et surtout subjective par son rapport avec nous.
Comme toute concentration, elle comporte essentiellement deux aspects: un aspect négatif et un aspect positif. Le négatif est constitué par l’exclusion hors du champ de la conscience de tous les éléments étrangers à l’aimé, tandis que l’aspect positif consiste dans l’intensification de l’atention vers l’aimé, qui se trouve au foyer, si on peut le dire, de la conscience.
Ayant brisé le contact avec le dehors, l’aimant souffrant construit inévitablement en soi une solitude par sa fonction négative. Mais tandis qu’il est tourné vers le dedans, il ne peut rencontrer son aimé que dans le souvenir. Une présence de cette sorte n’accuse que son absence physique: une présence de l’absence qui donne lieu à une grave solitude. Solitude par privation de la présence réelle de celui qu’on aime; solitude par une sorte d’abandon causée par la souffrance. Ce qui attire sa concentration lui est loin physiquement; ce qui lui est proche physiquement lui est loin intentionnellement.
Le voilà seul, parce que son amour est arraché effectivement de son objet. Seul, parce que la souffrance l’isole. Il dialogue en lui-même avec quelqu’un qui est loin. Cependant, à un autre point de vue, il n’est pas seul. Car affectivement, l’aimé est en lui. Et si la concentration continue ne peut être nourrie que par la richesse et la vérité de l’objet, sinon elle serait vite épuisée faute d’objet, l’aimant souffrant doit découvrir dans sa solitue une source féconde.
D’abord ce sont les souvenirs qu’il ranime. Selon les lois de la conservation de l’image, les souvenirs se présentent comme impliquant une structure d’ensemble où ils s’incorporent3. Et puisqu’il s’agit ici du souvenir de l’être aimé, cette structure a pour noyau le personne aimée elle-même. A ce noyau effectif se suspendent les autres images qui ont relation avec lui: sa physionomie, ses paroles, sa démarche, ses qualités, ect., bref, toute sa vie. Ces souvenirs sont nombreux. Et lorsqu’on aime, tout ce qui garde une empreinte de l’aimé, se présente à ‘aimant avec une tonalité spéciale. Ainsi d’innombrables autres souvenirs: son bien, ses objets, etc. se groupent aussi autour de lui.
Contraires à des souvenirs qui flottent dans une représentation indistincte, ceux-ci s’évoquent avec une netteté étonnante. Cela s’explique par des facteurs psychologiques de l’aimant dans la fixation des souvenirs. Si une image se fixe et se conserve d’autant plus solidement que son impression a été plus vive, les souvenirs de l’aimé sont enregistrés avec une concentration spéciale de l’aimant, une concentration qui a été mentionée à maintes reprises au cours de cette thèse. Son amour a appliqué spontanément son esprit à tout ce qui se passait chez lui. D’ailleurs, l’évocation répétée de ces mêmes souvenirs faite spontanément par sa mémoire est un autre facteur puissant de conservation.
Ces souvenirs paraissent affectés de qualités vivantes, cependant ils ne sont qu’imaginés. Les images, si elles apparaissent réellement données, c’est parce que la connaissance se porte à travers elles vers les objets qu’elles représentent. Voir l’aimé absent dans la mémoire, ce n’est pas contempler son image, mais le voir par l’image que nous formons de lui. Et c’est pourquoi ces souvenirs sont accompagnés d’état affectif, en tant qu’ils réveillent une complaisance émotionnelle ou spirituelle qui a été provoquée par la perception originelle.
Cet état affectif produit par l’absence paraýt exceptionnellement profond. N’est-il pas vrai qu’il y a bien de choses dont on ne sent toute la valeur que lorsqu’on les a perdues? C’est parce que la présence physique de l’aimé peut devenir une habitude. Et un des effets de l’habitude c’est la diminution de la conscience. Comme dans le domaine physiologique, où nous accomplissons tant de mouvements qui s’entraýnent presque à notre insu, ainsi dans le domaine psychologique où les états affectifs se déroulent en habitude au point de passer inaperçus. Mais voici la séparation de l’aimé. Un événement anormal et disparate s’introduit brusquement dans la vie affective. Cet événement, soit par le relief qu’il présente, soit par le contraste qu’il pose à l’amour, oriente l’attention de la conscience vers l’objet de l’amour dont la séparation le prive. Et c’est justement contre cette intimité vécue dans le souvenir, que la séparation appréhendée comme mal vient heurter.
Cependant, il ne faudrait pas penser que la souffrance ne pourrait avoir lieu qu’après et non avant la séparation. L’expérience prouve qu’on peut souffirir aussi avant la séparation en pensant à elle. Cela provient de ce que l’homme est capable d’appréhender le mal, même lorsqu’il n’est pas encore arrivé. En ce cas, il n’a pas besoin de ranimer le souvenir pour revivre l’intimité. Celle-ci, déjà entretenue par la présence réelle de l’aimé, est devenue plus consciente par le choc produit par l’idée de la séparation. Et c’est de ce choc sur cette affectivité tendue, que surgit alors la souffrance.
Cause de la souffrance de la séparation
Cette souffrance s’explique par la privation d’union effective, effet naturel de l’union affective4. Comme nous l’avons vu, le désir d’union effective existe portout où se trouve l’amour sous toutes ses formes. Loin d’être une exigence superflue, il rentre dans la structure même de l’amour. Car si l’appétit tend vers le bien, et le bien est dans les choses, l’amour ne peut être accompli que par une sortie de soi vers le bien lui-même. Les souvenirs de l’être aimé, sa photo, ses cadeaux, etc., sont déjà une sorte de présence répondant à cette exigence. Mais si ces objets n’ont pour but qu’évoquer la personne aimée elle-même, la présence de celle-ci reste toujours un but vers lequel aspire inlassablement l’amour.
Déjà Platon a fait exprimer cette observation dans la bouche d’Héphaðstos, en proposant aux aimants de s’unir au souffle de sa forge, de les fondre ensemble, pour qu’ils puissent vivre en étroite communion5.
Ce désir d’être uni est si naturel qu’on souhaite qu’il soit réalisé non seulement dans la vie, dans la tombe, mais encore dans la mort. On le lit chez Ovide, dans le suicide de Pyrame et de Thisbé6; chez Béroul et Thomas, dans la double mort de Tristan et d’Yseult ; chez Williers de l’Isle-Adam, dans l’invocation de la mort faite par Axel et Sara ; chez Goethe, dans le suicide de Werther9; chez Chateaubriand, dans sa tentative de suicide10. Ce que dépeignent ces auteurs est rare, mais l’existence des suicides simples ou des suicides à deux, par amour, est incontestable11. Qu’est ce qu’ont voulu ces suicidés?
On en peut trouver la réponse dans l’examen des documents laissés par eux. Or, suivant le témoignage de L. Proal, président de chambre à la Cour d’Appel de Rion12, tous les écrits des suicidés par amour témoignent qu’ils préfèrent la mort que de vivre séparés de leurs aimés. Vivre, pendant que l’autre est mort, leur paraýt impossible. Même s’il n’y a aucun document qui puisse éclairer le but du suicide par amour, on pourra le comprendre tout de même, sinon en détail, au moins en général, par la réflexion sur le caractère tragique du suicide. En effet, ayant accompli l’acte de se tuer, le suicidé a du avoir, sans doute, une raison suffisante qui l’a suscité. Cette raison ne peut être que dans la poursuite d’un bien ou dans la fuite d’un mal. Et puisque le suicide est un fait particulièrement tragique qui prouve que ce bien ou ce mal est ardu, c. à d. qu’il y a difficulté de l’atteindre ou de l’éviter, cette raison s’appelle soit espoir soit désespoir. Et puisqu’il s’agit de la séparation de l’aimé, le bien dans l’espoir ne peut être que de rejoindre l’aimé, et le mal dans le désespoir ne peut être que la souffrance. Or, se tuer par un tel désespoir n’est que le témoignage, au premier abord, de la victoire tyrannique de la souffrance de la séparation; par contre, se tuer par espoir de rejoindre l’aimé dit d’abord la force impérieuse de ce besoin d’union. Dans l’un et l’autre cas, la raison ultime reste la même: l’appel de l’amour vers l’union effective. Si on ne le sentait pas, on n’en souffrirait point; si on n’était pas brulé par cet appel, on ne tenterait pas d’y répondre à travers la mort.
Ce besoin d’union effective avec l’aimé absent est un appel, mais c’est un appel dans le vide. C’est en ceci que consiste tout le mal. L’amour ne cesse d’être amour; et l’amour est toujours pour quelque chose. Mais l’aimé étant enlevé, l’amour demeure. L’amour est un don ou attachement, non à un bien imaginaire, mais à un être réel; or ce bien réel a disparu, alors que le don ou attachement demeure intact. Par l’image l’aimé ne cesse de nous attirer comme une fin13, qui continue à mobiliser une quantité de mon énergie affective, mais cette fin est déjà éloignée. L’aimé demeure vivant dans l’amour, et l’amour appelle. Mais il demeure intentionnel, tandis que l’amour appelle la présence réelle. La racine de la souffrance de la séparation est dans cet appel de l’amour. Et c’est ainsi que plus l’amour est grand, plus la souffrance sera profonde.
Le degré de la souffrance de la séparation
Pour apprécier cette profondeur14 il faut tenir compte du rapport de la quantité d’énergie affective consumée dans l’amour avec la réserve générale15. Si l’aimé occupe tout l’horizon affectif de l’aimant, celui-ci l’aime comme son tout, à lui seul il suspend toute sa vie, tous ses voeux, tous ses plaisirs et tout son destin, alors l’aimant qui reste n’est plus qu’un vivant vidé de sa raison de vivre. Par contre, si d’emblée, l’aimant ne lui a pas engagé la totalité de sa charge affective, la déroute ne sera point totale. Cette relativité de la souffrance devient plus claire encore par la considération de la baisse ou disparition de la souffrance après un certain temps aigu.
Les faits ne se moquent-ils pas quelquefois de certaine souffrance prétendue inconsolable, parce qu’elle appartiendrait à la permanence de l’amour? Novalis, après la mort de son idole Sophie von Kušhn, a noté douloureusement: “Avec elle, le monde entier est mort pour moi” (9 Juin, 1797)16. “Elle est morte, je mourrai donc; le monde est vide” (13 Juin). Deux ans après, on le trouve fiancé joyeusement avec Julie de Charpentier17. Des cas pareils ne sont pas rares. N’est-il pas vrai que souvent le mal causé par la séparation ne dure pas?
Ce changement s’explique: d’une part par la diminution de la concentration de la connaissance sur l’aimé disparu, et d’autre part par la baisse de la quantité d’énergie affective qui lui est portée. En effet, la vie oblige l’homme à penser à son nécessaire tant physique que sprituel, à son devoir, à son avenir et à beaucoup de choses. Il doit reprendre ses relations avec les réalités qui l’entourent. Les intérêts pratiques l’emmènent à chercher d’autres biens dont il a besoin. Or si l’appétit ne se met en branle que par la connaissance, une diminution dans l’évocation des souvenirs doit faire diminuer inévitablement la fréquence des actes d’aimer. Et dans les intervalles de temps où on pense à autre chose qu’à la disparition de l’aimé, il se peut que la connaissance présente d’autres biens plus ou moins aimables. S’il les aime, son affectivité centrée sur le disparu est alors partagée, ou tournée totalement vers un nouveau bien.
Comme la diminution du souvenir entraýne la baisse de l’affectivité, celle-ci à son tour, quand elle est diminuée, peut désagréger aussi les souvenirs. Car les souvenirs ne sont conservés aisément que dans la mesure où ils sont liés à un noyau. Or, ce noyau dont il s’agit ici étant surtout un noyau affectif, l’affaiblissement de cette affectivité peut estomper des souvenirs. Si cette désagrégation peut suivre le changement de l’affectivité, elle n’est pas la cause immédiate de l’émoussement de la souffrance. La racine de celle-ci étant l’amour18, la diminution de celui-ci est la racine de la diminution de la souffrance.
Cependant, l’expérience montre qu’un amour très intense peut ne pas souffrir grandement de la séparation. On le voit ainsi parfois lorsque les membres de la famille doivent se séparer longtemps pour gagner leur vie. Ces faits ont leur explication dans ce fait que la séparation n’est pas considérée ici comme un grand mal. Si le mal est cause de la souffrance19, sa nature et son degré entrent aussi sans doute dans cette causalité. La séparation, avec la certitude de retrouver bientôt l’aimé, n’est pas un mal semblable à la séparation sans aucune promesse. Et si la séparation ne dure qu’un moment, avec la certitude de se retrouver bientôt, on ne souffre pas. Dans tous les cas cités, le fait de la séparation est le même. Mais l’idée de la durée impliquée dans la séparation n’est pas la même.
Il en est de même pour l’idée de distance qu’il y a dans la séparation. Faire adieu à un ami qui va partir pour l’Extrême-Orient ne provoque pas la même douleur que le saluer avant son départ pour une ville voisine. Même si la durée de la séparation est la même dans les deux cas. Comme l’idée de séparation implique essentiellement l’idée de distance, elle ne se soustrait pas à celle de durée, par la simple raison que tout événement se déroule nécessairement dans le temps. L’idée de séparation est donc constituée par ces deux vecteurs temporel et spatial. Une différentiation de l’un et de l’autre conduit à une différentiation du mal de la séparation.
Or, cette différentiatioin du mal n’est compréhensible que par relation à une différentiation du bien correspondant, le mal étant privation du bien20. Nous avons donc en présence et du bien et du mal. La prédominance de l’un causera l’affaiblissement de l’autre. La séparation est un mal, mais être sur de retrouver bientôt l’aimé, c’est déjà un grand bien en comparaison duquel, le mal ne peut jamais être total. Et pour ceux qui considèrent la mort comme une séparation temporelle et corporelle, non comme une séparation spirituelle, mais bien plutôt comme un passage de ce monde à l’autre où l’on se reverra, un grand bien reste promis dans cette séparation, laquelle pour cela n’est pas appréhendée comme un grand mal.
Dans le cas où la séparation serait dédommagée par un très grand bien, elle pourrait cesser d’être un mal, ou au moins elle deviendrait facilement supportable, toute tristesse pouvant être adoucie par n’importe quel plaisir21. L’attitude des soldats héroðques sur le champ de bataille, des martyrs et de leurs mères en est un exemple frappant.
Il est utile de noter ici que, si dans tout amour, le bien qui peut équilibrer le mal de la séparation, est la certitude ou l’espoir de retrouver l’aimé, dans l’amour oblatif il peut être encore tout ce que l’aimé peut gagner par la séparation. La souffrance est alors rationnelle, non seulement parce qu’elle provient de la connaissance intellectuelle, mais principalement parce qu’elle s’accorde avec la vérité.
Pour mettre en relief cet accord avec la vérité, il est utile de voir un aboutissement tragique, assez frappant de la souffrance de la séparation: le meurtre et le suicide par amour. Est-ce là une souffrance compatible avec l’amour oblatif?
Tel amour, telle souffrance
Nous réservons les crimes causés par l’amour non partagé au chapitre suivant, où la question de la distance morale sera évoquée; nous ne parlerons ici que des cas provoqués par la séparation physique.
Voyons d’abord les meurtres. Une saine intelligence trouvera ici, tout de suite, une contradiction. En effet, si l’aimant souffre de la séparation, c’est qu’il veut par conséquent l’existence de son aimé. Or le tuer c’est refuser son existence. Contradiction manifeste! Il n’empêche que c’est ainsi. Et en cela justement se démasque l’amour captatif. Mais très souvent, pour ne plus supporter cette contradiction, après avoir tué l’aimé qu’ils ne peuvent plus posséder, ces homicides suppriment tout de suite la consience de souffrir: l’homicide se retourne contre lui-même. Mettre fin à sa vie, c’est pratiquement cesser de vouloir la présence de l’aimé, et cesser de souffrir: la contradiction psychologique semble écartée.
Quand son aimé est également l’aimant, il n’est pas rare qu’ils se proposent de mourir ensemble. On appelle alors ces cas le double suicide passionnel. Mais une analyse attentive, tant documentaire que rationelle, nous permet de dire qu’il n’y a là qu’un double homicide accompagné d’un double suicide. L’un est l’auteur de la mort de l’autre et de sa propre mort.
L’exécution de ce projet sinistre est faite par divers moyens. Soit que tous les deux trouvent un moyen de se tuer l’un l’autre en même temps, sans que l’un d’eux soit obligé de voir l’autre mourir. Comme ces cas racontés par L. Proal où on a vu “des fiancés s’armer chacun d’un pistolet, à la détente duquel est fixé un ruban; le jeune homme tient le ruban du pistolet de la jeune fille, et celle-ci tient le ruban du pistolet du jeune homme: ils tirent tous les deux en même temps à un signal”22. Il est clair qu’en ce cas, l’un est activement l’auteur de la mort de l’autre. Soit que l’un donne la mort à l’autre avec son consentement et se frappe ensuite, comme dans presque tous les cas exécutés par l’arme à feu. Ou bien soit que tous les deux accomplissent leur acte de suicide en même temps, sans recourir à l’homicide. Et c’est le cas de l’asphyxie par le gaz.
Dans tous ces cas de double suicide, chacun des deux, d’avance, a accepté la mort de l’autre. Or, proposer, solliciter et accepter la mort de l’autre, c’est bien la vouloir. Et vouloir la mort de quelqu’un, n’est-ce pas le tuer intentionnellement? De plus, cette funèbre intention est exécutée réellement en acte. Celui qui propose et celui qui consent à mourir dans le double suicide méritent toujours d’être appelés l’un et l’autre des homcides, égoðstes et injustes.
Mais dans le cas de suicide simple où l’homicide est absent, pourrait-on parler encore d’égocentrisme? Oui, et en voici la raison: si l’amour est une union de volonté23, non celle de l’aimé à l’aimant, mais de l’aimant à l’aimé, il ne doit être fait que ce que veut l’aimé. C’est là une belle formule qui peut prêter à l’équivoque. Pour éviter tout malentendu, il faudrait ajouter tout de suite une autre remarque, c’est que l’aimé n’est pas indépendant de toute loi. Comme tout être humain, il est soumis à la vérité; il ne peut vouloir que ce qui est permis de vouloir; et il devrait vouloir ce qui devrait être voulu. S’il en est ainsi, on peut demander à l’aimant, qui décide de se suicider, si son suicide est voulu par l’aimé disparu? Si celui-ci le veut, il devrait être condamné comme criminel et égoðste. La raison a été exposée plus haut. S’il ne le veut pas, parce qu’il n’est pas permis de vouloir ce qui ne doit être voulu, pourquoi donc le suicide? Non pour unir sa volonté à celle de l’aimé, mais celle-ci à la sienne dans un acte contraire à la vérité, sous prétexte de l’amour envers lui, c’est un amour égoðste ni plus ni moins.
Nous venons de dire que le suicide est contraire à la vérité, car en réalité, se tuer est commettre un attentat d’abord contre soi-même.
L’homme ne peut pas ne pas s’aimer24. Il doit s’aimer: cette vérité est inscrite dans son instinct avant d’être révélée à sa raison. Or, s’aimer c’est se vouloir du bien. Le bien par excellence sur lequel reposent tous les autres, c’est la vie. S’aimer sans tenir à sa propre vie, c’est se haðr. Par conséquent, en se détruisant, l’homme viole la loi naturelle.
D’ailleurs, la vérité c’est qu’il est un devoir d’aimer ses proches et son pays, commet celui qui se suicide peut-il justifier son acte, qui les prive de son assistance sur laquelle ils ont droit de compter?
On dit souvent que celui qui se tue a du courage. Oui, mais il s’agit du courage psychologique, non du courage moral. C’est un courage qui cache un lâcheté. Sans doute, il y a des circonstances où l’homme a le droit et le devoir d’exposer sa vie, mais en ces occasions on s’expose au danger, on ne se tue pas. D’ailleurs, n’oublions pas que dans ces cas, on est tenu d’avoir un motif suffisant. Il en est autrement de l’homme qui se suicide. “Mourir pour fuir la pauvreté, les tourments de l’amour, ou quelques événements douloureux, ce n’est pas la vaillance, c’est de la lâcheté. On ne supporte pas la mort parce qu’il est beau de la supporter. On la cherche uniquement parce qu’on veut à tout prix éviter la souffrance”25. Pour cette même raison, celui qui se suicide cherche le moyen le plus doux de se tuer, le plus rapide, afin que la mort même, qu’il veut se procurer, ne lui cause que peu de mal.
Étant une offense contre soi-même, contre sa famille, contre la société, le suicide est en plus une injure à l’aimé lui-même. Se tuer pour l’amour de quelqu’un n’est rien d’autre que lui offrir des crimes comme hommages. D’où provient cette irrationalité?
Comme nous venons de voir, le crime ou le suicide par la séparation de l’être aimé n’a pas au fond comme cause la volonté de se donner, mais le désir de posséder l’être qui lui a procuré le plaisir. Or, comme nous l’avons vu plus haut26, plus un amour s’attache au plaisir comme au bien absolu, plus il s’approche de la sensibilité. Il est donc permis de conclure que l’amour des criminels ou de ceux qui se suicident par la perte de l’aimé est lourd de sensible.
Cette conclusion un peu choquante a besoin sans doute d’être précisée. Comme nous l’avons noté plus haut27, l’amour sensible n’est pas mauvais, mais il faut ajouter tout de suite que chez l’homme il ne peut être bienfaisant que quand il est soumis à la raison28. Échappé à ce contrôle, il peut causer de tristes conséquences. Car souvent douée d’une intensité extraordinaire29, l’affectivité sensible devient de plus en plus prédominante quand elle est fixée dans une habitude. On l’appelle alors, selon l’étymologie moderne, l’amour passionnel30. Or un des effets de l’habitude c’est de créer le besoin. Ainsi comme l’alcoolisme n’est qu’une habitude de boire, “l’amour n’est souvent que l’invincible habitude d’une présence devenue nécessaire à notre coeur”31, et le plaisir d’un amour passionnel habituellement senti apparaýt comme indispensable. Sous la domination du besoin de plaisir sensible, la raison cesse d’être dirigeante et devient dirigée. Il s’agit là de la passion que la philosophie morale appelle antécédente. Hors le cas où le choc passionnel serait tel qu’une démence passagère annulerait la raison, cette passion antécédente, quoique véhémente, ne dissout pas le volontaire.
Tuer l’autre ou soi-même par amour, c’est avouer donc l’échec de son amour, qui n’est rien d’autre que l’échec de la passion, l’échec d’un amour sans vérité.
Le malheur dans la séparation n’est pas tout le sort de celui qui aime. La présence de l’aimé prometteuse de joies peut cependant être la source de souffrance. Sous le ciel obscurci du Calvaire, Marie au pied du Christ pendu à la Croix, n’était-elle pas une “Mater dolorosa” qui souffre de la souffrance de son Fils? Torturer les enfants devant les parents, les forcer à les accuser, cet horrible procédé tel qu’on l’a vu sous un régime communiste, n’aurait pu causer tant de souffrances aux intéressés, s’il n’était pas une application diabolique de la psychologie de l’amour. “Quis infirmatur et ego non infirmor? Quis scandalizatur et ego non uror?” La vérité de ces paroles de saint Paul1 est une observation courante. Pourquoi cette souffrance?
La réponse est fort simple pour ceux qui aiment: “Je l’aime, je lui veux du bien, mais il lui arrive le mal, j’en souffre”. Cette souffrance dénonce un contraste entre ce que veut l’aimant pour l’aimé et ce qui est l’aimé: une opposition entre un état de vouloir et un état de fait, entre le toi idéal voulu et le toi actuel aimé. C’est de cette confrontation que semble surgir la souffrance.
Pour mieux comprendre le mobile de ce surgissement, il est utile de préciser ce que nous entendons par ce mot “toi idéal”.
Le mot “toi” désigne incontestablement un être déterminé. Le toi est individuel, donc une réalité. Il était, est et sera tel ou tel, qu’importe, il reste toujours le sujet de tout changement possible qui l’affecte. Mon voeu formulé pour lui n’est qu’une anticipation de mon esprit sur le toi actuel, mais ne détruit pas le toi. Personne ne pensera que le bon avenir que je lui souhaite, veut dire un désir de changer le toi actuel en un toi futur, qui lui serait personnelement différent. C’est le même “toi” qui est actuel, et qui pourrait être promu par mon amour. Ce qui change, c’est l’attribut. Le sujet, quant à lui, garde toujours ses caractères d’unité et d’identité. Étant déterminé, il affirmera toujours son individualité.
Quant à “l’idéal”, suivant l’usage, il signifie le parfait. Un ami idéal est celui qui correspond au type le plus parfait possible de l’amitié. La perfection attribuée à une réalité tire son origine de la conformité de celle-ci avec son idée-type. Cette idée-type est appelée l’idéal. Il s’ensuit que quand on parle du “toi-idéal”, cela veut dire soit le toi conforme à l’idée-type qu’on lui rapporte, soit cette idée-type elle-même.
Quelle est cette idée-type, ou cet idéal? Est-ce l’idée concrète du toi individuel? Surement pas, si l’on appelle ainsi le toi actuel. Car justement la souffrance en question prend racine dans cette non-conformation du toi actuel avec le toi-idéal. Ils ne sont donc pas identiques.
Ce n’est pas non plus l’idée générale de l’homme, indifférente qualitativement. Le toi est déjà homme. Son essence humaine n’est pas moindre que chez les autres êtres humains. Cela est une donnée trop évidente pour pouvoir encore la soutenir. L’idée-type proposée comme modèle à réaliser chez le toi doit, sans doute, être plus riche, plus parfaite et plus compréhensive.
Mais cela ne signifie point qu’elle soit une chimère irréalisable. L’idéal est à réaliser, tandis que la fiction, l’utopie est mensongère, ce qui n’est pas compatible avec un amour voulant sincèrement le bien de l’aimé. L’idéal, ici, doit rejoindre ce qui est conçu comme possible; il doit être fondé sur la connaissance rationnelle et possible de ce que l’homme a d’essentiel, et de ce que le toi a de capacité ou de droit.
N’étant pas l’idée du toi actuel, ni l’idée générale de l’homme, ni une utopie, le “toi-idéal” est une conception de perfection sous une forme déterminée qui peut être realisée chez le toi. Cette perfection étant un bien, vouloir cette perfection à l’aimé, c’est lui vouloir du bien, c’est l’aimer. D’autre part, puisque le bien est ce qui convient à l’être qui le recherche, ce qui comble ses désirs et ses tendances2, le toi idéal n’est rien d’autre qu’un toi souhaité parfait, aimable et heureux.
Ce toi-idéal, puisqu’il est comme le type parfait ou le modèle à reproduire dans la promotion, est l’idée de l’ordre pratique. Existant d’une façon immatérielle auparavant dans l’esprit de l’aimant, il dirige en quelque sorte son action. Et puisqu’il influe ainsi sur l’effet, ce toi-idéal est aussi une cause qui s’appelle exemplaire. Elle participe de la cause efficiente, parce qu’elle lui donne la norme de son activité. Elle se rapporte encore, en quelque manière, à la cause formelle intrinsèque, c. à d. à l’effet considéré dans sa forme, car l’auteur se propose de réaliser un effet qui ressemble à la même forme. Mais surtout elle participe de la cause finale, en tant qu’elle détermine à l’action la cause efficiente. Cet idéal, considéré sous l’aspect du bien, déterminant à agir, jouit donc de tous les privilèges de la cause finale.
Ce toi-idéal, tel qu’il vient d’être expliqué, existe-t-il chez l’aimant en question, qui souffre? La réponse est sans doute affirmative. Car s’il souffre de ce que son aimé n’a pas le bien qu’il lui a voulu, avant de souffrir, il doit donc avoir ce vouloir. Mais le vouloir est toujours le vouloir de quelque chose. Le bien qu’il veut à l’aimé doit être présenté par la connaissance, et déterminé, pour que le vouloir soit possible et ait un sens. Par suite, toute activité promouvante de l’amour est sollicitée nécessairement par un idéal. Mais cet idéal, bien qu’il s’oppose sous certatins aspects au toi actuel, est cependant le terme auquel il aspire.
Que le toi soit parfait, heureux, voilà l’objet du vouloir de l’aimant. Mais, hélas! La réalité ne répond pas toujours fidèlement aux voeux de celui-là. Entre le toi-idéal et le toi actuel, il n’est pas rare qu’il y ait de douloureuses distances. Cette infériorité du toi actuel par rapport au toi-idéal, est-elle cause de la souffrance? On n’en peut pas douter, Car d’une part, la souffrance indéterminée n’existe pas; quand on souffre, c’est toujours d’un mal déterminé que l’on souffre; et d’autre part, ce mal déterminé dont il s’agit ici, comme l’avouent les aimants souffrants eux-mêmes, c’est la privation du bien chez l’aimé, cette privation, qui n’est rien d’autre que la non-réalisation du toi-idéal, et qui est donc bien la cause de la souffrance. Seulement elle n’en est pas la seule cause. Pourquoi?
Comme nous l’avons noté dans l’introduction, le mal n’est pas la négation pure et simple de l’être, mais l’absence de ce qui devrait être. Il est une privation. Le rapport entre un état de fait et un état de droit est suffisamment exact et objectif pour rendre intelligible la nature du mal. Mais cette considération, en essayant de situer le mal dans les différentes catégories de l’être, est faite néanmoins dans un contexte ontologique. On n’explique pas encore pourquoi ce mal objectif est éprouvé comme mal, ressenti comme souffrance.
C’est qu’en effet, celui qui souffre de la privation du bonheur chez l’aimé, ne constate pas simplement que ce dernier ne jouit pas du bien qu’il devrait posséder. Cette privation est observable pour tout le monde; mais tandis que les autres en peuvent être indifférents, lui il souffre, justement parce qu’elle va à l’encontre de son vouloir ardent et légitime. Le devoir-être qu’il souhaite à l’aimé est soutenu par un vouloir-être. Et c’est parce que cet élan tend vers l’achèvement d’un devoir-être, qu’il refusera la non-réalisation de ce dernier. On voit par là que la non-réalisation du toi-idéal et l’amour sont les causes de la souffrance de l’échec de l’amour promouvant. Et par suite, c’est de ces deux cogénerateurs que dépendra toute différenciation de cette souffrance.
La différenciation de cette souffrance
Voyons d’abord son premier facteur: la non-réalisation du toi-idéal. Ce mal peut être plus ou moins grand selon que l’idéal manqué a une valeur plus ou moins haute. L’expérience prouve que chaque aimant a son idéal, mais le contenu de cet idéal peut varier indéfiniment d’un individu à l’autre. Pour les uns c’est d’abord la vertu, la sagesse; pour les autres c’est avant tout la santé, la beauté corporelle, la richesse, etc. A supposer que deux hommes aient le même idéal, leur idéal n’est pas orné nécessairement d’une même richesse, d’une même noblesse.
Cependant cette différenciation provient d’abord d’une origine commune. Tout idéal est indifférencié, en son fond, dans notre aspiration au bien en général et dans notre amour pour notre aimé. Car notre désir du bien ne peut jamais être humainement satisfait, n’ayant jamais trouvé un bien adéquat à l’objet formel de notre appétit. Il en est de même de notre amour envers autrui, émané de la même faculté du bien infini.
Mais si l’amour indéterminé n’existe pas, l’idéal voulu pour l’aimé doit être déterminé. Déterminé quant à la forme qu’il revêt, cet idéal l’est aussi souvent dans le degré où il se fixe. Il marque une étape dans la promotion, une étape où l’on peut s’enliser, mais aussi d’où l’on peut toujours repartir pour une autre plus haute.
Ainsi, la détermination de tel ou tel bien est fait au sein même du bien indifférencié. Evidemment, on ne peut déterminer comme bon et apte tel ou tel être, et s’attacher à eux, sans les avoir connus préalablement. De là, la connaissance qui conditionne la détermination différenciée du bien, conditionne à bon droit, elle-même, cette différenciation.
Cette connaissance est un savoir des modalités du bien. Elle est purement théorique ou encore enrichie d’expérience extérieure et intérieure. Cette dernière expérience vécue n’est pas méprisable. Certes la connaissance théorique d’un bien est déjà une connaissance. Nous savons combien sont belles la pureté, l’humilité; combien sont pénibles la maladie, le deuil. Mais quelle différence entre la connaissance d’un savoir théorique et celle par l’expérience vécue. Ainsi, non seulement une connaissance, qui découvre la richesse, la hiérarchie et les rapports entre les modalités du bien, pourra construire un idéal élevé, concordant avec la vérité; mais encore, plus un homme vivra cet idéal, plus il connaýtra sa vraie valeur. De cette connaissance tant théorique qu’expérimentale de la valeur de l’idéal, découlera, quand il ne se réalisera pas, la souffrance ressentie en proportion de l’importance qu’avait pour nous cet idéal. Nous arrivons ici au deuxième facteur de différenciation.
En effet, par l’amour je considère les biens et les maux du toi comme miens. Il devient important, il est l’objet de mon souci et de ma promotion. Plus je l’aime, plus il devient proche de moi intérieurement, car l’amour unifie; et plus il m’est intime, plus je m’occupe de ses intérêts et plus je souffre de ses malheurs3.
Ainsi, de degré de la souffrance trouve son explication dans la connaissance de la valeur de l’idéal, et dans l’intensité de l’amour pour cet idéal et l’aimé. Cependant cette souffrance est toujours plus complexe qu’elle n’apparaýt. Car elle ne peut rester longtemps la même. Soit qu’elle soit remplacée par la joie de rémédier au mal perçu, soit qu’elle soit augmentée par l’échec de cette tentative.
Voir le mal de l’aimé, c’est déjà un mal. Se trouver incapable d’éliminer en lui ce mal, c’est encore un autre mal. Et si l’obstacle provient non de la nature, mais d’une volonté, la situation s’aggrave. L’échec devient alors un mal qui accuse sa cause. Il dénonce la présence d’un complice dans la destruction ou limitation de mon être. C’est un mal non évité, qui devrait et pourrait être évité. Ma souffrance est en quelque sorte voulue par l’autre. L’amour est blessé, non par un accident, mais plutôt par un “assassinat”. Cette expression métaphorique essaie de traduire le plus adéquatement possible la situation de la souffrance en question. Plus l’auteur de cet “assassinat” est une personne qui m’est chère, plus ma souffrance sera grande. Et s’il est justement celui dont je souffre du mal, en tant que privation du bien que je veux pour lui et à lui, on peut imaginer alors l’importance accrue de mon mal.
Le mal causé par l’être aimé est un mal bien cruel, ainsi que chacun peut l’expérimenter. Cette expérience, nous espérons la justifier par la raison. Mais pour cela, il faut d’abord se demander comment l’amour peut-il être blessé par l’aimé?
L’amour étant une promotion4, et celle-ci supposant l’acceptation5, il peut donc être accepté ou non, ou accepté puis refusé.
Acceptée, la promotion peut être réalisée ou empêchée par le retard et la chute. Si l’amour n’est pas accepté, nous aurons la réciprocité manquée. Accepté puis refusé, il subira une réciprocité ruinée. Retard, chute, réciprocité manquée et ruinée, ce sont des cas généraux où l’amour peut être contrairié par l’aimé. Pourquoi cette blessure possible? Nous alons le voir.
Retard et chute responsables
Si d’une part aimer quelqu’un c’est lui vouloir du bien, et si d’autre part l’amour est né et s’alimente de l’aspiration vers le bien absolu, l’amour mérite d’être appelé une ascension continuelle vers le bien. C’est un mouvement dont le terme “a quo” est le bien actuel, mais le terme “ad quem” visé est un bien idéal de plus en plus progressif, un rapport qui tend à hausser l’inférieur jusqu’au supérieur. L’aimant aime le toi aimable actuel, mais par le fait qu’il aime, il veut le rendre plus aimable par le don de biens sans cesse meilleurs. Il veut que l’aimé soit digne de son amour. Et cette dignité exige que son amabilité ait une vrai valeur, et ensuite que cette amabilité tende à un degré idéal plus parfait; et elle n’atteindra ce point idéal que pour le dépasser encore. Aimer, c’est donc pour aimer davantage.
La réalisation de cette ambition légitime de l’amour ne peut pas être accomplie indépendamment de ses conditions. La condition première, et sine qua non, doit être une disposition correspondante de l’aimé à promotion. Car comment celle-ci pourrait être réalisée pleinement en lui et pour lui, si lui-même s’y oppose? Vouloir et faire son possible: ces deux facteurs de base, qui sont indispensables dans la promotion chez l’aimant, doivent l’être certainement aussi chez l’aimé. En voulant le but, et en ne faisant pas son possible, on ne réalisera point une ascension telle qu’elle devrait être. Et l’effet inévitable, c’est le retard ou la chute volontaire, au moins dans leur cause.
Ces deux fautes sont des ennemis de l’amour. L’expérience ne prouve-t-elle pas que tout aimant ne veut pas voir les fautes de son aimé? Et quand les preuves sont trop évidentes pour nier, il cherche encore quelque possibilité de neutraliser ces fautes par une explication atténuante. Et quand il ne peut plus ne pas voir ou croire à la gravité formelle de ces fautes, il en sera péniblement surpris. Car au fond, l’aimant ne supporte pas que son aimé ne soit pas aimable. Cette attente trompée par la vie pratique de l’aimé a pour effet de dramatiser l’amour.
En effet, l’amabilité, cause de l’amour, n’est pas donnée totalement à priori. Amorcée par une valeur actuelle, elle doit se réaliser sans cesse par une promotion ultérieure, car l’amour, comme nous avons vu, est une ascension progressive et toujours possible, ayant pour terme l’amabilité sans cesse meilleure. S’arrêter ou s’attarder volontairement dans la montée, c’est donc empêcher l’accroissement de l’amabilité souhaitée. Et une amabilité qui ne s’accroýt pas, diminue. Car, ainsi que nous avons noté plus haut, l’amabilité actuelle demandée chez l’aimé, par l’amour, consiste non seulement à posséder une valeur actuelle, mais aussi à progresser. Refuser de progresser, c’est du même coup faire chanceler l’amabilité actuelle.
La situation devient compliquée. La privation de la perfection est un mal; le côté volontaire de ce mal est un autre mal; la menace contre l’amour est aussi un mal; tout cela pèse sur l’amour. Celui-ci ne peut se sauver intégralement qu’en sauvant l’amabilité progressive de l’aimé. Et il ne la sauvera que pour sauver l’aimé lui-même. On voit par là combien l’amour est délicat, et combien est compliquée la souffrance qui en surgit. On trouvera encore cela dans les autres cas généraux que nous allons aborder: la réciprocité manquée et ruinée.
La réciprocité manquée et ruinée
On aimerait répéter ce trait distinctif de l'amour: aimer c'est vouloir du bien à l'aimé. Quel est donc le premier bien qu'on peut lui vouloir, le premier bien qui est cause de tout ce que fera celui qui aime? Nous chercherons la réponse d'abord dans l'observation des faits quotidiens.
Voici trois anneaux: le premier est acheté, le deuxième est donné par un camarade, et le troisième est offert par un ami. Tous les trois ont la même valeur matérielle. Mais notre attitude à l’égard de chacun d’eux n’est pas la même. Nous pouvons vendre, échanger sans difficulté le premier, le second, plus diffilement, mais jamais - ou presque - le troisième. Car ce dernier présente pour nous une trop grande valeur. Certes, il ne s’agit pas de la valeur matérielle, qui est la même dans tous les trois, mais de la richesse spirituelle qui s’y trouve attachée. Ce trésor spirituel, loin d’être “sec” comme une valeur intellectuelle dans un livre, est lourd de charge affective. L’intimité qu’il réalise a pour cause des significations dont il est porteur. Car il symbolise l’amour. Pour la même raison, plus un objet est riche de ce message du donateur, plus il est estimé par celui qui l’accepte. Plus le symbole traduire pleinement l’amour, plus il aura de valeur. L’image, une mèche de cheveux, etc., ces objets, “muets” pour les autres, représentent déjà pour l’aimant une précieuse présence. Et lorsque, dégagé du support symbolique matériel, l’amour se traduit plus directement, par le regard, par l’attention, la parole, etc. celui qui en est l’objet, ne peut souvent le recevoir sans être ravi de bonheur.
Si les symboles, depuis les matériels jusqu’aux spirituels possèdent une valeur grâce à l’amour qu’ils signifient, combien plus l’amour lui-même!
Par le cadeau, je donne ce que j’ai; mais avec l’amour, je donne ce que je suis. En effet, en aimant, je donne en quelque sorte mon être. Car l’amour humain n’est-il pas un engagement oblatif à l’aimé6? Ne crée-t-il pas en l’aimant des pesanteurs spirituelles qui l’attirent tout entier vers l’aimé7? Ne mobilise-t-il pas toutes les facultés de l’homme au service de son objet aimé8? En chérissant mon aimé, j’affirme que je l’ai choisi. Ma liberté qui autrait pu choisir les autres, se fixe cependant à lui. Ce choix ne lui témoigne-t-il pas un hommage éminent? Par le fait que je l’aime, je proclame, non en théorie, mais en pratique qu’il est aimable9; cette révérence n’est-elle pas une des plus sincères que je pourrais lui témoigner? Et si le véritable amour doit tendre à l’aimé comme terme10, en l’aimant, je me soumets en quelque sorte à lui: cette attitude n’est-elle pas une sorte d’esclavage qui lui fait honneur? L’amour est donc le premier bien qu’on puisse lui offrir. S’il en est ainsi, il n’est pas illogique ou indésirable de témoigner l’amour à celui qu’on aime. Le témoigner, c’est affirmer l’importance et la valeur de l’aimé, c’est commencer déjà à le promouvoir.
D’ailleurs, ce désir fondamental de promourvoir, s’il est sincère, veut être efficace. Mais ilne pourra être pleinement réalisé, si celui auquel on veut du bien ne l’accepte pas. Or accepter, c’est commencer à aimer de retour, c’est aider l’aimant à chérir l’aimé davantage. Cette pensée résume ce que nous avons discuté plus haut sur le souhait de la réciprocité dans l’amour11.
Si cette réciprocité, au moins au degré inférieur, est manquée l’amour de viendra une source de souffrance. Car le refus de l’accueil s’oppose au désir de l’appétit humain, “et ce qui est contraire au mouvement de l’appétit attriste”12. La contrariété à ce mouvement est évidente. L’aimé me repousse, alors que mon amour m’attire vers lui dans sa motion finalisante13. L’amour affirme, en me faisant tendre vers l’aimé, qu’il est mon but, tandis que lui, s’y oppose par son refus.
On trouve encore un désaccord pratique dans le point le plus grave, le plus délicat, le plus profond, le plus personnel et le plus aimable: l’amour du moi. En effet, l’amour de soi est un amour premier, naturel et nécessaire, principe de l’amour de l’autre14. Le bien ressemblant, facteur provoquant de l’amour, n’est rien d’autre qu’un bien qui ressemble à mon être qui m’est cher. Si je peux aimer un bien ressemblant, c’est parce que j’aime déjà le bien auquel il ressemble, Le premier amour suppose le deuxième. A ces deux amours s’oppose en pratique celui qui n’accepte pas l’amour. Il s’oppose au premier, car en refusant, il nie la ressemblance que mon amour affirme. Il s’oppose au second, car si accepter c’est aimer de retour, le fait qu’il n’accepte pas, veut dire qu’il n’aime pas ce qui m’est le plus intime: le moi. D’ailleurs, si aimer c’est vouloir du bien à l’aimé, par le fait que je l’aime, j’affirme que mon amour est un bien pour lui. En le refusant, il affirime le contraire! Cette triple dissemblance prononcée dans les points les plus fondamentaux de la structure de l’amour opposera sans doute un grand obstacle au mouvement de l’appétit.
Certes, en soi, cette dissemblance ne peut pas détruire l’amour. La négation n’empêche pas que la ressemblance existe, si vraiment elle existe, ou qu’elle apparaisse à l’aimant comme telle. C’est pourquoi elle peut toujours nourrir l’amour chez l’un sans le provoquer chez l’autre. Seulement cet amour ne pourra pas s’épanouir selon la tendance naturelle de son dynamisme. Par suite, la volonté de promotion est condamnée à rester douloureusement stérile ou peu fructueuse, par défaut de coopération de l’aimé.
Le refus de la réciprocité barre aussi le chemin vers une existance mutuelle complète au point de vue de la connaissance que veut l’amour. Car “l’aimant ne se satisfait pas d’une connaissance superficielle de l’aimé, mais s’efforce de scruter à fond tout ce qui est de lui, et de pénétrer ainsi dans son intimité”15. Mais le toi a son monde intérieur à lui. Il est autonome. La liberté est inviolable. Toute tentative d’entrer dans son monde intérieur sera vouée à l’échec, si lui, de son côté, se ferme.
A cette insatisfactioin dans la connaissance s’ajoute une autre, celle de l’union effective, que l’amour produit par manière de cause efficiente16.
La souffrance de celui qui aime sans être aimé est souvent un mal bien pénible. Car « nec sine te, nec tecum possum vivere”. Attiré et à la fois repoussé, il est jeté dans une impasse psychologique. “Nec sine te”, car le toi ne cesse d’apparaýtre comme un bien proportionné, vers lequel tend la volonté aimante. L’image du toi reste prisonnière de la mémoire du moi, dont la volonté est prisonnière du toi par l’amour. Mais “nec tecum possum vivere”, par le “veto” de l’aimé. Le refus de celui que l’aimant considère comme la moitié de lui-même divise douloureusement son être17.
La souffrance s’aggravera d’une manière spéciale, quand la réciprocité déjà vécue est délaissée. “L’abandonné ne saurait revenir au stade pré-amoureux. Il entre dans un état spécifique, aussi radicalement différent de l’état de celui qui n’aime ni n’a aimé que de celui qui aime et se sait aimé. Sa condition consiste à éprouver retournées toutes les données de son expérience antérieure, l’expérience de la communion: il se sentait comblé, le voici pauvre; il vivait dans un univers plein, semé d’invitations à la joie, le monde lui paraýt vide”18.
Être abandonné c’est être jugé comme indésirable. Ce jugement sème une angoisse sur la conception que l’aimant a de lui-même. Il se sent volé, car l’intimité qu’il a prodigué à autrui en tant qu’intime, sera gardée désormais non plus par autrui-intime, mais autrui-étranger, un étranger plus étranger que n’importe quel étranger. Car c’est lui qui a voulu la distance. Et ce n’est pas une distance indifférente, mais une distance volontairement recherchée.
Le délaissement est d’autant plus pénible qu’il succède à une réciprocité plus intime. Les sentiments contraires se font valoir l’un l’autre.
Conmme nous l’avons remarqué, le non-partage et l’abandon blessent l’amour dans sa structure psychologique. Cependant, ce mal peut être adouci ou enlevé si le refus ou l’abandon a pour but un bien meilleur. Car en ce cas, la promotion est aussi réalisée; seulement ce n’est pas l’aimant qui aura le bonheur de la réaliser. S’il souffre de l’impossibilité de servir personnellement celui qu’il aime, il sera consolé par le bonheur dont jouit son aimé.
Cette souffrance de la distance morale, adoucie par le bien de l’autre, manifeste sa noble nature. Est-elle différente de la souffrance provoquée aussi par la distance morale - soit réelle, soit apparente, soit imaginaire - que l’on appelle la jalousie amoureuse? Une brève explication de celle-ci nous permettra de mieux identifier le visage de celle qui est l’objet central de notre étude: la souffrance de l’amour oblatif.
La jalousie amoureuse
La jalousie amoureuse est si fréquente qu’il n’ait pas besoin d’en justifier l’existence. Par jalousie, le langage courant entend le “chagrin, le dépit” de voir un autre posséder un bien qu’on voudrait pour soi19. “Chagrin, dépit”, ces mots disent sans doute que la jalousie est une souffrance, soit qu’elle est bipolaire en tant qu’attachement passionné, qui ne met en jeu que le jaloux et l’objet de la jalousie, ou triangulaire, par suite de l’intrusion du rival. Nous verrons la confirmaton dans cette description scientifique de l’affectivité jalouse donnée par Daniel Lagache:
“1) Le fond affectif de la jalousie vécue est l’anxiété. Le jaloux est anxieux, parce qu’il est insatisfait (sentiment du vide), parce qu’il a peur (dépendance, crainte d’abandon), parce qu’il ne peut agir ou ne sait quoi faire (incertitude posturale).
“2) L’émotiion-jalousie spécifique est un choc du type angoisse, avec impressions corporelles ténébrantes (choc au coeur, froid dans le ventre), par lequel le jaioux intentionne des situations de frustration, infidélité, intrusion, réelles ou imaginées. Descriptivement, ces émotions surviennent chez les sujets prédisposés et sensibilisés, et l’on ne peut trancher s’il s’agit ou non d’émotions primitives et irréductibles.
“3) Les émotions qualifiées caractéristiques de la jalousie vécue sont des types “tristesse active” et “coloère”, celle-ci sous la forme de la “rage impuissante”, et de la “joie mauvaise”, liée l’une à la pression, l’autre à la libération de l’aggressivité.
“4) L’affectivité jalouse est une affectivité mixte. On veut dire par là qu’elle n’est ni triste ni joyeuse, ni sthénique ni asthénique ou même simplement oscillante entre ces polarités affectivo-motrices. La tristesse y est active, la souffrance reste grosse de colère et traversée de phantasmes de luttes, la sthénie orgueilleuse et coléreuse recouvre un fond de souffrance, elle est souvent labile et il lui arrive de s’effondrer en désespoir.
“5) L’affectivité jalouse est caractérisée par un rétrécissement émotionnel tel que le jaloux est enfermé dans la réactivité sthénique à la souffrance; il y a diminution de la souplesse affective et de la possibilité de s’épandre dans le sens de la tristesse ou de la joie”20.
La jalousie est donc bien une souffrance. D’où provient-elle?
Elle provient aussi d’une disproportion entre le toi actuel et le toi idéal. Mais ce qui est important à préciser, c’est que le toi idéal en question c’est celui qui devrait se donner en totalité à l’aimant. L’aspiration de ce dernier n’est pas de promouvoir l’aimé au degré le plus haut du bien, mais de le posséder totalement et exclusivement. A ce désir, la réalité, répond soit par le refus, soit par l’incapacité de la satisfaire complètement. Une rupture d’équilibre éclate. Et c’est souvent une rupture inévitable, même si le partenaire abdique sa personnalité, en se réduisant à l’état de chose, pour pouvoir être à la parfaite disposition du jaloux. Car celui-ci, s’il possède physiquement l’aimé, peut douter de sa donation morale. S’il est maýtre du moment présent, il n’est pas sur de l’avenir. S’il peut être rassuré de l’avenir, il peut souffrir de ce que dans le passé son partenaire n’était pas à lui et pour lui. Et quand tout paraýt sur, l’éventualité d’une perte possible n’est pas exclue. Désirant une possession complète, le jaloux ne supporte pas que le travail, les amis du partenaire lui prennent une partie du temps et de la joie qu’il voudrait tout entier. “L’assassinat d’une chienne” commis par une femme jalouse que raconte Dr. D. Lagache21, et la haine d’une autre envers les livres de son mari que cite L. Proal22 ne sont pas des cas très extraordinaires dans le monde des jaloux.
Le fond captatif se dévoile encore plus nettement quand l’affectivité jalouse passe à l’acte. Le partenaire devient l’enjeu de la lutte jalouse menée généralement par des moyens dégradés: injures, menaces, reproches, torture, meurtre. Et quand cette lutte s’étend à l’entourage, elle ne fait que détruire honteusement les valeurs: rixes, parricide, fratricide, crimes...
Dans le suicide provoqué par le délaissement, et que l’on prétend oblatif, la composante captative n’est point absente. Friedmann affirme qu’on ne se tue que lorsqu’on désire la mort d’un autre . Pour Freud, celui qui se suicide, c’est celui qui détourne contre le moi l’agression originellement dirigée vers l’objet extérieur. La libido insatisfaite excite l’agressivité: si le surmoi est faible, l’agression s’extériorise en crime; si le surmoi est fort, l’agression s’intériorise pour aboutir en suicide . La psychologie du suicide étudiée par Deshayes affirme aussi qu’il y a toujours un élément agressif dans le suicide . Et d’après D. Lagache, “l’idée de suicide apparaýt avec l’intention de s’affranchir d’une souffrance éprouvée comme intolérable. Souvent, il s’y mêle une instance agressive, celle de nuire au partenaire . La conclusion de l’enquête judiciaire de L. Proal n’exclut pas également la possibilité d’une composante captative dans le suicide en questiion. “Le plus souvent, dit-il, l’aimant malheureux vient se tuer aux pieds ou à la porte de sa maýtresse, il espère l’attendrir ou lui léguer un remords” . Et les femmes qui se suicident veulent s’habiller belles et évitent les instruments qui les défiguraient, afin qu’elles restent belles jusque dans leur mort, d’abord pour se plaire à elles-mêmes, et ensuite pour donner des regrets à l’infidèle .
Les raisons que nous avons évoquées pour affirmer le caractère possessif dans le suicide causé par la distance physique , valent aussi pour les suicides provoqués par la distance morale.
Ce coup d’oeil rapide sur la souffrance de l’amour captatif contrarié nous permet de détecter son caractère dominant: le refus de la vérité. La vérité, ce n’est pas que l’autrui puisse être traité comme une chose, aimé à la manière du lion qui aime l’agneau. La vérité, ce n’est pas que la possession totale d’un être puisse satisfaire l’aspiration de l’homme vers l’être absolu. La vérité n’est pas non plus dans les motifs de crainte forgés par l’imagination.
À un amour qui n’est pas basé ainsi sur la vérité, aspect de la bonté, s’en suivra une déception, et avec celle-ci toutes les conséquences désastreuses, soit pour lui, soit pour son partenaire qu’il prétend aimer.
De la déception à la haine, le passage est facile. “Si rien ne peut être objet de haine sinon parce qu’il est contraire au bien que l’on aime” , le bien que l’aimant captatif aime, c’est au fond le plaisir. Le partenaire n’est que l’instrument qui devrait lui fournir ce plaisir; s’il est contraire à ce bien cherché, il devient l’objet de haine. En réalité, l’amour captatif lui-même est déjà méchant. Il participe à la haine dans la mesure où il possède l’aimé, dont il subordonne la valeur et l’existence à celle de l’aimant.
Jalousie, homicide, suicide par amour sont donc des marques de la haine, plus que du vrai amour. De là, la souffrance issue de cet amour ne peut être plus noble que lui. Certes, la souffrance de l’amour, considérée dans sa seule structure psychologique est étrangère à toute qualification bonne et morale . Mais quand elle est déterminée par un objet concret, et issue d’un amour oblatif ou captatif, suivant le rapport de conformité ou de disconvenance avec la raison, alors la souffrance, elle aussi, entre dans ce rapport.
Le meilleur moyen d’éviter ce désaccord avec la raison, c’est d’avoir, comme nous l’avons vu, un amour de bienveillance . Cet amour, à supposé qu’il peut réussir, pourrait-il s’échapper de toute souffrance? C’est ce que nous tenterons de répondre dans le chapitre suivant.
Vouloir et faire du bien à l’aimé, c’est l’aimer selon la vérité. Cet amour suppose une connaissance de même ordre, car l’amour suit la connaissance. Connaýtre le bien selon la vérité, et l’aimer selon la vérité: voilà deux tâches essentielles d’un amour véritable. Ils ne résument au fond que la structure de l’amour déjà esquissée dans la première partie.
Mais la théorie de l’amour n’est que l’amour en théorie. Savoir par coeur une belle théorie de l’amour ne veut pas dire avoir un bel amour. L’amour n’est amour que quand on aime. Et un véritable amour n’est tel, que lorsqu’on aime vraiment selon la vérité. Mais mettre en pratique la théorie de l’amour, c’est mettre en jeu toute la personne de celui qui aime. Car “nous entrons en communion par tout ce que nous sommes; et parce qu’il est pénétré jusqu’au fond par l’âme, parce qu’il la reflète, l’offre et la donne, le corps est le moyen par quoi se réalise la présence d’une âme à une autre âme. C’est sans doute parce que l’homme est ici engagé jusque dans sa chair, bien au-delà des idées, des vouloirs et des gestes conscients, que toute communion humaine est à la fois si profonde et si mystérieuse”1 et j’ajoute, si complexe!
L’équivoque de l’apparence
Comme nous l’avons vu, l’amour dépend de la connaissance du bien proportioné. “Or, un objet apparaýt convenable à un sujet, d’après ce qu’il présente, et d’après celui qui perçoit: le conveniens est une relation entre ces deux termes et il dépend des deux”2, “conveniens secundum relationem dicitur, unde ex utroque extremorum dependet”3.
Considéré d’abord d’après ce qu’il présente, le proportionné n’est pas rarement dépourvu de netteté. En effet, s’il est vrai que “le monde des qualités naturelles n’est pas celui de la personne”4, “c’est une grosse erreur de s’imaginer que l’amour personnel s’adresse aux qualités naturelles d’une personne”5, “si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on moi? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même”6; il est vrai aussi qu’en pratique, toujours ou presque, l’amour est amorcé par l’attirance des qualités. Et cela n’est pas mauvais, pourvu qu’on ne s’enlise pas dans l’attachement aux qualités en dépit de la personne. Car que sont les qualités sinon les expressions de l’être?
Mais entre les qualités sensibles et la personne, il peut y avoir un inadéquation. Une physionomie charmante peut cacher une âme vile. Un corps laid peut être informé par une âme noble. Un geste apparemment charitable peut résulter d’intentions différentes: la bienveillance, la vanité ou la haine, etc. Le langage même qui déclare l’amour peut ne pas en être une interprétation adéquate. Bref, ce qui apparaýt à l’extérieur ne traduit pas toujours fidèlement et exactement ce qui est dans l’intérieur. Car associé au corps, l’esprit garde pourtant son indépendance transcendante.
La confusion du plaisir
A l’équivocité de cet écran de la personne s’ajoute encore souvent la complicité du sujet aimant. Celui-ci commande, pour une large part, l’apparition du bien proportionné. Comment le commande-t-il?
S’il est vrai que l’esprit n’est jamais absent des plaisirs les plus inférieurs, et que l’amour peut être spirituel sans complaisance sensible, n’est-il pas vrai aussi qu’en pratique, la plupart de nos amours humains font une grande part à la sensibilité? L’amour le plus fréquent dans la société humaine: le mariage, en est un bon exemple.
Cette complaisance signifie “une réaction de l’appétit signalant la présence d’un certain bien”7. Il est le signe subjectif signifiant un bien proportionné. Mais il ne révèle pas justement la valeur réelle du bien qu’il signifie. Le plaisir d’un bien n’est pas ce bien lui-même. Il n’est pas non plus un signe formel, comme l’idée par rapport à l’objet qu’il représente, mais un signe que nous appelons d’intérêt. C’est une traduction psychologique de la proportion entre l’objet et le sujet, une proportion qui dépend des deux termes à la fois. Quelle convenance exprime le plaisir?
En théorie, il est facile de placer les catégories de plaisir selon leur ordre: spirituel ou sensible; mais en pratique, le cas n’est plus aussi simple. Le plaisir “vécu” est souvent confus; on ne voit pas facilement s’il traduit une proportion entre le sujet avec un bien honnête, délectable ou utile8; la raison c’est que d’une part l’être aimé, quand il s’agit d’une âme incarnée, rayonne des valeurs si profondément interpénétrées qu’on ne peut pas préciser, sans crainte d’erreur, qu’elles viennent exclusivement de la beauté de l’âme, ou seulement de l’harmonie du corps sans aucun mélange d’autre bien invisible. D’autre part, le sujet étant aussi le corps-animé, son plaisir sensible peut surgir de diverses sources, soit directement de la perception sensible d’un bien de même ordre, soit de l’amour spirituel dont il est une résonnance.
Le surpassement de l’amour sur la connaissance
Si le plaisir, de par sa nature, ne traduit pas de façon juste, la valeur réelle du bien, il la traduit moins encore par son intensité. En effet, bien que l’amour naisse de la connaissance, il n’est pas mesuré par elle, si bien qu’on peut aimer intensément celui qu’on ne connaýt que très peu. Il suffit quelquefois d’une seule rencontre de regards, d’une simple intuition pour que les deux s’attachent. L’intuition a alors un caractère quasi-absolu, qui procède de l’expérience, et le raisonnement ne vient qu’après. On n’aime pas alors son aimé, à force d’attachement et de gratitude, ni parce qu’on a fait l’expérience de ses qualités. Il se pourrait que l’aimé soit connu sans le savoir et le vouloir explicitement, et pourtant seule la vue de sa présence enflamme déjà le coeur de celui qui le voit.
Cette disproportion entre la connaissance et l’amour provient certainement de la divergeance des voies que suivent l’intelligence et la volonté dans leur activité. “En effet, la connaissance relève de la raison, dont le rôle est de distinguer ce qui est uni dans la réalité, et de rapprocher les éléments divers par une sorte de compositiion”9. C’est ainsi que pour connaýtre parfaitement l’être humain, l’intelligence doit distinguer les accidents individuants, de la nature qui lui est commune avec les autres, et dans cette nature l’élément formel et l’élément matériel, soit l’esprit et la chair, et dans chacun de ces éléments leurs parties, et dans chaque partie leurs propriétées. De même, l’intelligence unit dans un même acte les choses les plus diverses, comme le vivant et le non-vivant, le bien et le mal, le blanc et le noir, etc.
Il suit de là que l’analyse et la synthèse, la déduction et l’induction sont des méthodes employées par l’homme pour constituer la science. Ce mot “science”, selon le sens traditionnel “cognitio certa et evidens per causas”, est un terme heureux exprimant bien le processus de la connaissance humaine vers sa perfection. Si le devoir de l’intelligence est de lire en dedans des choses, comme le montre son étymologie “intus-legere”, y lire jusqu’au dernier trait doit être sa perfection. Au contraire, une connaissance globale et confuse ne peut être une connaissance parfaite.
Toutefois, cette connaissance imparfaite est capable d’ébranler intensément l’appétit, en le portant vers l’être perçu. La raison est qu’ “alors que la connaissance se définit par une présence de l’objet dans l’âme, la volonté est une inclination vers la chose telle qu’elle est en elle-même. L’une perfectionne le sujet en lui-même, l’autre le parfait dans son rapport aux autres êtres; la première transpose son objet sur le monde psychique, la seconde se réfère à lui en respectant son existence concrète”10; “l’une est assimilatrice, l’autre est réalisatrice, ou extatique”11.
Certes, l’intelligence est aussi orientée vers le dehors, mais son opération ressemble à une sorte d’unité plutôt statique qui se consomme à l’intérieur. L’activité affective est tout autre. Elle ne se stabilise pas en elle, elle ne s’enferme pas. Causé par l’influence du bien appréhendé, l’appétit tend vers la présence de la réalité qui est déjà en lui par la complaisance. Mais cette complaisance ne s’achève que par une acquisition réelle du bien, par une ascension jusqu’au terme qui le ravit.
Dynamique par essence, l’appétit, une fois ébranlé par l’appréhension, est polarisé par l’objet aimé. “Il s’adresse à la chose selon qu’elle est en elle-même”12. Sans doute, l’amour peut devenir plus parfait à mesure que lui seront détaillées par l’intelligence les perfections de l’aimé. Mais, dès le premier acte où l’appétit se porte vers l’aimé, il peut l’avoir possédé totalement d’une possession affective, selon qu’il existe dans son unité vivante, dans la réalité complète de son être que l’intelligence n’a connu qu’imparfaitement.
A cause de cette disproportion entre le degré de la connaissance et celui de l’amour, on ne peut pas trop compter sur l’intensité de la complaisance pour concluire à la vraie valeur du bien-aimé.
Le dépassement du plaisir sensible
Une autre raison de ne pas s’appuyer sur la complaisance dans la mesure de la vraie valeur, c’est parce que les plaisirs inférieurs sont souvent plus véhéments que les plaisirs supérieurs, “les valeurs sensibles sont plus connues de nous que les valeurs de l’esprit”13. Pour expliquer ce dépassement du sensible, il est utile de citer le beau texte de saint Thomas dans la Somme Théologique, I, II, question 31, article 5: “Si l’on compare, dit-il, les joies intellectuelles et spirituelles aux plaisirs sensibles et corporels, alors, à parler d’une façon absolue et selon la nature des choses, les plaisirs spirituels l’emportent. On le voit par la considération des trois facteurs requis pour le plaisir: le bien présent, ce à quoi il est présent ou conjoint, et la conjonction elle-même.
“En effet, le bien spirituel est plus grand que le bien corporel; il est aussi plus aimé. La preuve en est que les hommes s’abstiennent même des plus grands plaisirs et des voluptés charnelles pour ne pas perdre l’honneur, qui est un bien spirituel.
“De même, la partie intellectuelle elle-même est beaucoup plus noble, et connaýt mieux que la parite sensitive.
“Quant à la conjonction du bien et de la puissance, elle est plus intime, plus parfaite et plus ferme. Plus intime, car le sens s’arrête aux accidents extérieurs des choses, tandis que l’intelligence pénètre jusqu’à l’essence: son objet est, en effet, la “quiddité”. Plus parfaite, car la conjonction du sensible et du sens est accompagnée d’un mouvement, acte imparfait: aussi les plaisirs sensibles ne se réalisent-ils pas pleinement à la fois, mais ils disparaissent pour une part, tandis qu’ils se font attendre pour une autre part, comme on le voit dans les plaisirs de la table et des sens. Les réalités intellectuelles, au contraire, excluent le mouvement, de sorte que les plaisirs de ce genre se réalisent d’une manière plénière et simultanée. Enfin, la conjonction spirituelle est plus ferme, car les sources du plaisir corporel sont corruptibles et passent rapidement: les biens spirituels, au contraire, sont incorruptibles.
“Cependant à considérer les plaisirs corporels par rapport à nous, il faut reconnaýtre qu’ils sont plus véhéments et cela pour trois raisons. D’abord, parce que les valeurs sensibles sont plus connues de nous que les valeurs de l’esprit. Puis, parce que les plaisirs sensibles étant des passions de l’appétit sensitif comportent une certaine modification corporelle, qui ne se produit pas dans le plaisir spirituel, sinon par une sorte de rejaillissement des tendances supérieures sur les inférieures. Enfin, pour cette raison que les plaisirs-corporels sont recherchés comme une sorte de remèdes aux misères ou épreuves du corps, qui entraýnent certaines tritesses. C’est ainsi que, survenant à ces tristesses, les plaisirs corporels sont sentis avec plus de force, et par suite, plus goutés que les joies spirituelles...”14.
Si la valeur réelle de l’être aimé n’est révélée adéquatement ni par ses qualités sensibles, ni par la nature de notre complaisance, moins encore par l’intensité du plaisir, surtout sensible, la convenance que nous saisissons n’est souvent qu’une convenance plus ou moins probable, celle du sujet avec un bien qui apparaýt seulement conforme, mais dont la vraie valeur n’est pas totalement connue.
La complaisnce, avant-coureur du jugement
Cependant, cette complaisance tend souvent à conditionner notre jugement de valeur.
Il est à remarquer que notre usage du mot “valeur” n’est pas celui de l’économie politique. Il ne signifie pas non plus qu’un objet est plus ou moins estimé ou désiré par un sujet. Il signifie en effet la valeur objective: soit à titre catégorique, selon lequel le mot “valeur” désigne le “caractère des choses consistant en ce qu’elles méritent plus ou moins d’estime”; soit à titre hypothétique lorsqu’il veut dire le “caractère des choses en ce qu’elles satisfont à certaine fin”15. Comment la valeur objective de l’aimé est-elle jugée souvent par un aimant?
Tout amour d’autrui est déterminé par une représentation sensible: on aime telle personne. Un amour d’autrui ne pourrait exister sans autrui. Et ce sont d’abord les sens qui fournissent l’objet à l’amour. Outre les sens externes, la mémoire et l’imagination peuvent y prendre part. Si une personne éveille en moi de la complaisance, ce n’est pas seulement parce que mes regards extérieurs ou intérieurs s’y portent, mais parce que je saisis en cette personne un motif, un attrait, quelque chose d’agréable. Cette appréciation prompte, immédiate, chez l’animal, est faite par l’estimative, chez l’homme, par la cogitative, qui est selon la doctrine scholastique une sorte d’estimative plus parfaite, subordonnée et venant en aide à la raison dans le discernement des actions concrètes16. L’intelligence est aussi là, mais seulement au stade de la simple appréhension.
La complaisance, dès qu’elle éclate, modifie nos dispositions actuelles. Elle change notre état d’âme, la dispose favorablement à juger bonne la valeur appréhendée. D’abord, elle concentre notre attention sur l’aspect séduisant de l’aimé. Cette absorption peut être très intense, parfois exclusive. Plus la conscience se ramasse sur un point, plus elle s’appauvrit sur les autres17. On ne pense qu’à l’attrait présenté, on ne s’occupe pas d’autre chose. Puis, à partir de la bonté d’un aspect, on tend à affirmer la bonté du tout. Ce passage est facile. Ce n’est pas parce que l’aimé cache ses autres qualités, mais parce que l’aimant ne pense pas que ces qualités existent. Pour lui, subjectivement bien sur, le tout c’est ce qui occupe sa conscience; le reste, il l’ignore. Il se peut qu’il l’ait su, mais il n’utilise pas ce savoir, il n’y fait pas attention. Il ne se rappelle plus ce qu’il a su. Son attention est concentrée ailleurs, dans l’objet de sa complaisance. Même à ce moment là, s’il se rend compte des autres aspects de l’aimé, et s’il est vivement attiré par un objet de complaisance, il est possible qu’il fasse taire les autres raisons. Il ne veut pas prêter attention à ce qui pourrait empêcher de raisonner en faveur de son émotion prépondérante. Pressé par celle-ci, il refuse de s’arrêter à une longue et sérieuse réflexion. C’est ainsi que ses jugements sur l’aimé sont exposés à diverses erreurs18.
D’ailleurs, si l’intelligence tire ses idées des phantasmes, les représentations sensibles, cause de l’émotion sont là pour soutenir l’intelligence durant son jugement. Ces images sont toutes belles et sympathitiques, car de fait elles plaisent à la sensibilité. Bloqué pour ainsi dire par ces images, le jugement de la raison est tenté d’épouser l’appréciation primordiale annoncée par la cogitative et la simple appréhension. De plus, puisque l’appréciation de la cogitative se porte sur une valeur concrète, singulière, par conséquent adéquate, à l’ampleur de sa capacité, son action sur l’intelligence sera plus nette, plus vive, pour se faire approuver par la raison19.
L’influence des dispositions psychiques et physiologiques
Même si nous ne sommes pas totalement esclaves de la logique des sentiments, il n’est pas rare (mais pas nécessairement toujours)20, que nous subissions au moins en partie l’influence de nos dispositions psychiques et physiologiques. En effet, quand j’aime, je m’engage par tout ce que je suis. Par ma corporéité, je suis engagé dans le jeu des forces du monde matériel. Certes, l’être humain est déterminé par l’âme. “Mais puisque cette forme est liée à la matière, à travers cette dernière elle subit l’influence des formes antérieures, qui lui ont fourni la matière. Ainsi ce qui lui est formellement étranger, détermine l’être matériel (in ordine causae materialis), de façon intrinsèquement constitutive. L’hérédité n’en est-elle pas un exemple frappant. Mes parents qui sont en dehors de mon être, déterminent néanmoins cet être de la façon la plus intime. Et on peut dire la même chose - servatis servandis - de la nourriture que je mange, du climat dans lequel je vis, des influences cosmiques que je subis. Dans un sens très vrai chaque être matériel est fonction de son milieu, jusque dans son être le plus intime”21.
Il se peut aussi que dans le courant de ma vie, j’ai acquis des habitudes soit bonnes soit mauvaises qui exercent une influence considérable sur mon comportement. En outre, il n’est pas impossible que j’ai entassé dans mon subconscient tout un passé mort, mais qui ne cesse d’agir au fond de moi-même. D’autre part, je suis lié encore aux forces biologiques et psychologiques qui modifient mon tempérament. A cela s’ajoutent encore des influences diverses: éducation, nationalité, profession, etc. Tous ces facteurs s’intègrent au moi fondamental pour former le moi actuel, et entrent en jeu dans tous mes actes personnels.
On voit par là, que chacun de mes actes, mêmes mon jugement, est lourdement influencé par le grand réseau de ces composantes complexes. “Tel est homme suivant sa disposition corporelle, telle lui apparaýt la fin; parce que par suite de cette disposition, l’homme est incliné à choisir ou à rejeter quelque chose”22. D’ailleurs, puisque le plaisir sensible peut gêner l’activité intellectuelle23, dans le cas où l’amour est composé pour une large part du facteur émotionnel, qui fait irruption avant le jugement, l’intelligence peut être entravée. Le plaisir sensible l’inclinera alors, au moins pour le jugement pratique, non à la vérité objective, mais dans le sens de ce qui lui plaýt. Les dispositions physiologiques et psychologiques ont donc le pouvoir très réel d’influencer notre jugement. Ce sont elles qui fabriquent souvent l’aspect attirant de l’objet. A tout cela s’ajoute encore le rôle magique de l’association des idées.
Le truquage de l’association des idées
En psychologie, par l’association des idées, on entend l’enoncé, soit d’un processus psychologique, soit d’un problème. L’association des faits de la conscience est un fait certain, mais l’explication de cette réalité est une des thèses les plus discutées. Les uns en cherchent l’explication dans les lois mécaniques de la conscience (Hume, Stuart Mill, Spencer); les autres dans les rapports objectifs des choses elles-mêmes (Reid, Dugald-Steward, Hamilton). Sans nous attarder à exposer les diverses opinions en face de ce problème24, il suffira de dire que l’association est ici la “propriété qu’ont les phénomènes psychiques de s’attirer les uns les autres dans le champ de la conscience sans l’intervention de la volonté ou même malgré sa résistance”25. Puisqu’il s’agit ici d’états psychiques, le mot “idée” employé est un terme très malheureux. Il comprend les perceptions, images, impressions d’ordre affectif et des idées proprement dites. Les lois les plus citées de cette association sont celles de ressemblance, de contraste et de contiguité 26.
Cette association se retrouve souvent dans notre vie cognitive et affective. L’exaltation pathétique qu’on éprouve en présence d’un être aimé est-elle bien fondée sur une ressemblance entre l’aimant et l’aimé? Il se peut que ce qui nous touche ce n’est pas ses qualités, ni sa ressemblance avec nous, mais sa ressemblance avec une autre personne rencontrée dans le passê, et qui nous a procuté une émotion première. Comment se passe ce transfert complexe? Dans le souvenir de la personne passée en question, il y a deux éléments: représentatif et affectif. Les deux sont associés par contiguðté, car ils ont été donnés ensemble comme cause et effet. C’est une sorte de synthèse dont la présentation d’un composant évoque toute la structure ou le tout avec lequel il fait corps. Ainsi, quand on rencontre une personne qui ressemble à l’être aimé, cette ressemblance évoque l’élément représentatif du souvenir de cet être aimé; et à son tour ce facteur représentatif éveille le composant affectif avec lequel il est lié dans une structure commune. Alors, dans ce cas, à laquelle des personnes, passée ou présente, s’adresse véritablement l’amour? Sans doute à toutes les deux. A la personne passée, car cette émotion est suscitée par l’élément représentatif du souvenir de la personne aimée passée. A la présente, car c’est sa ressemblance qui est la cause première de la ranimation de cette émotion.
Cependant, si notre amour a été porté vers la première à cause de sa ressemblance entre elle et nous, celui qui est adressé maintenant à la deuxième peut ne pas être causée par une ressemblance entre elle et nous. En d’autres termes, les deux amours sont provoqués par une ressemblance qui semble identique en deux cas, mais peut ne point l’être. En supposant que ce qui provoque principalement mon premier amour ce sont les qualités morales de l’aimé, celui-ci étant un, mon amour ne fait pas d’abstraction; il s’adresse à lui comme à un tout. Sa beauté morale n’est pas une partie, isolée, mais elle est insérée dans un tout individuel. Le souvenir de sa beauté morale me le rappelle donc tout entier: sa physionomie physique, intellectuelle et morale. De là par l’association, tout ce qui est de lui, peut ranimer la même émotion première. Il en est de même quand on rencontre une personne qui lui ressemble. Mais en supposant que cettc personne ne lui ressemble qu’au point de vue physique, elle peut quand même, en vertu de l’association, rallumer l’émotion ancienne, celle qui a surgi de la prise de conscience d’une ressemblance morale. La complaisance peut prêter alors à des interprétations erronnées. D’une part la complaisance actuelle traduit dans la conscience une convenance d’ordre moral, qui s’adresse à la personne présente porteuse de la ressemblance qui est chère. Mais d’autre part, en réalité il n’y a aucune ressemblance morale entre elle et lui. Une concomitance fréquente ou continuelle entre sa présence et l’éruption d’émotion donne l’impression qu’il y a entre elles un rapport de causalité adéquate, que cette présence est aussi aimable que celle passée, alors qu’en réalité, elle est tout à fait autre.
L’imagination ne manque pas d’intervenir dans l’apparition du convenable. Ici “imaginer est donné comme synoyme d’inventer” et inventer s’entend ausens le plus large27. Ayant à sa disposition un trésor d’observations, d’images, l’imagination peint l’être aimé suivant “la couleur” de l’amour. L’expérience montre que souvent l’imagination s’harmonise avec le désir ou les tendances. L’optimiste voit tout en rose, alors que la même réalité apparaýt noire pour le pessimiste. “Vous la voulez tendre, elle est tendre”, dit Stendhal de la personne aimée28. Il ne s’agit point d’une qualité objective. Seule la vision subjective la fait apparaýtre.
Les préjugés sur l’alter-ego
Sans parler du rôle de l’idée fixe, de l’illusion mentale, et au delà de tous les facteurs décrits, capables de fausser ce qui, dans ‘objet aimé, nous est agréable, nous ne sommes pas encore exempts de toute erreur dans l’amour. En effet, on peut dire que chacun de nous nourrit en soi un alter-ego idéal. Vague ou clair, conscient ou inconscient, il est comme la projection de notre moi avec tout son fond le plus profond. Il est ce qui fait que quelqu’un peut nous plaire, ou ce que devrait être l’objet de notre amour. Quand cet alter-ego idéal se voil réalisé dans une personne, un choc mystérieux surgit, une sympathie s’éveille en une résonnance harmonieuse. Il donne une vision absolument privilégiée. Celle que d’autres avoisinent l’aimé sont incapables de comprendre. En celui-ci un aspect caché de l’amabilité se révèle et le transporte: une rencontre de son âme avec son idéal incarné, une découverte de quelque chose de lui mais en dehors de lui. “Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé”. Cette vision est à la fois objective et subjective. Objective, parce que c’est de la personne aimée elle-même qu’il s’agit. Subjective, car elle est la projection des aspirations claires ou cachées du sujet aimant.
Ici justement le mirage peut jouer. On tend à identifier la vision idéale avec l’objet lui-même. Comment? Est-ce par l’évidence objective? Oui s’il s’agit d’une ressemblance purement physique. Mais dès qu’on veut affirmer une similitude au delà de l’ordre physique, l’espoir d’avoir une évidence objective devient plus ou moins mince. L’extérieur d’un homme ne traduit pas tout l’intérieur. Son langage même est incapable d’exprimer adéquatement tous ses états d’âme. Il y a toujours en lui certains secrets, quelque zone strictement privée. L’intériorité profonde de son être le rend insondable. Une science exhaustive sur l’individu humain est impossible. Mais, malgré le manque de l’évidence objective, souvent l’aimant croit à l’amabilité de son aimé. Son jugement est alors influencé par la poussée de son affectivité29.
Certes, l’influence de la volonté sur l’assentiment de la raison peut être légitime dans bien des cas. Soit d’une façon indirecte, en entraýnant la raison à approfondir l’observation, en l’appliquant à une connaissance tout objective, en écartant des objections futiles. Soit d’une manière directe, au cas où l’objet de la croyance n’est évident qu’extrinsèquement, résultant de l’autorité du témoignage ou du témoin.
Mais lorsque les motifs raisonnables font défaut, l’intelligence, poussée par la partie affective, aboutit à l’acte de croyance, cette croyance est alors fondée principalement sur le sentiment. C’est une productioin de la volonté, une certitude subjective. Par suite, on peut dire que, souvent, l’amour est basé sur la foi. On voit l’apparence ou une ombre de perfection, mais on croit à une harmonie invisible. Il est remarquable que cette influence de la disposition affective est souvent occulte. En obéissant à ses sentiments, on croit obéir à la raison. On croit que l’objet de son amour est l’idéal incarné, alors qu’en réalité, cette incarnation est une illusion. L’aimant ne possède que son rêve.
Vers un aboutissement décevant
La subiectivité est si fréquente dans l’amour qu’on tend à le ramener tout à elle. “L’amour, dit Janet, n’est autre chose qu’une hypothèse transformée en idée fixe... La personne que nous aimons va avoir le pouvoir de nous consoler quand nous sommes tristes, de nous remonter quand nous sommes affaiblis... Elle ne l’a pas du tout, elle ne songe pas à l’avoir, elle en est incapable. Mais cela ne fait rien. Nous lui donnons le personnage. C’est là ce qui constitue l’amour”30. Pour Marcel Proust, l’amour reste purement subjectif: “On aurait dit qu’une vertu n’ayant aucun rapport avec elles (personnes aimées), leur avait été accessoirement adjoint par la nature, et que cette vertu, ce pouvoir simili-électrique avait pour effet sur moi d’exciter cet amour... Mais, de cela, la beauté ou l’intelligence, ou la bonté de ces femmes étaient entièrement distinctes”31.
Une convenance subjective est de soi vouée au changement. Elle sera changée au rythme de la métamorphose des causes de sa subjectivité. Ces causes, comme nous avons vu, peuvent se réduire à deux: d’une part les dispositions psychologiques et physiologiques, notamment la complaisance émotionnelle ou sentimentale, et d’autre part le manque d’une connaissance suffisante. Or ni l’une ni l’autre n’est de soi inchangeable.
Comme les peines et les douleurs, le plaisir est affecté d’une relativité frappante. Il varie en qualité et en intensité avec nos dispositions du moment, auxquelles it est lié. Or les dispositions de l’homme subissent des changements capricieux. Notre disposition physique, psychique, etc., de cet instant peut être bien différente de celle d’hier. L’âge augmente malgré nous, avec lequel varie aussi souvent notre tempérament. Il en est de même pour nos gouts et nos habitudes. Après une grande douleur, le plaisir est plus fortement ressenti; ainsi une personne ennuyeuse est plus facilement sensible aux témoignages sympathiques. De là viennent quelquefois des faux coups de foudre.
De plus, le plaisir sensible répété s’use, s’émousse. La beauté d’une personne étonne moins le second jour. L’habitude non seulement peut banaliser, mais encore changer le plaisir sensible en amertume.
Pris comme critère ou facteur important du jugement de valeur, le plaisir en changeant change aussi les jugements. Le plaisir diminue, la valeur de l’aimé diminue par le fait même. L’aimé, lui ne change pas; sa valeur réelle reste la même, seule disparaýt la valeur qui apparaissait à l’aimant. La vision subjective s’évanouit en faveur de la découverte de la réalité.
Celle-ci se révèle aussi par une observation plus profonde. Car pour qui sait se faire observateur pour découvrir la vérité, l’apparence ne cache pas longtemps la réalité. Car l’homme est un. Corps et âme ne sont pas deux choses séparées. L’âme donne au corps l’être, la vie, la structure; et le corps est le moyen d’action, d’expression et de communication de l’âme avec l’extérieur matériel. L’âme pétrit le corps, et le corps réflète l’état de l’âme. La compénétration entre les deux composants est si intime que le corps ne peut mentir facilement. On peut le fausser, mais ce désaccord entre le comportement calculé pour tromper et l’attitude naturelle n’est pas normale. Et ce qui n’est pas normal sera trahi par ce qui est normal. Tôt ou tard la valeur réelle de la personne sera découverte.
Ne pensons pas que le changement du bien proporitonné dépend tout du sujet aimant. Il dépend aussi de l’être aimé. Celui-ci n’est pas stable non plus. Vous vous attachez à sa beauté physique, mais celle-ci ne tarde pas à se faner. Le bien qui vous convient est sa jeunesse charmante, mais la jeunesse est de soi fugitive, et le charme est souvent fragile. Sa tendresse vous touche, mais votre aimé lui peut devenir dur. Il en est de même pour toutes les autres qualités.
Aussi bien des causes peuvent-elles rompre l’ivresse première de l’amour. Celui-ci demande à être fondé sur une harmonie. Mais celle-ci est une relation qui oscille entre des termes fragiles. Dire “je t’aime” implique “je t’aime toujours” mais le toi d’aujourd’hui n’est plus aussi bon qu’il était quand l’amour commença.
Faudrait-il dire alors comme G. Thibon qu’ “il y a au moins dans l’amour une chose - une seule - qui ne manque jamais, ne trahit jamais: la déception. Il y a au moins une vérité dans cet amour, et c’est le mensonge”32. Mais, comme l’auteur lui-même a bien remarqué, si l’amour lui-même n’était pas une promesse, et si on ne portait pas en soi cette promesse, comment pourrait-on gémir de cette déception. Et si l’amour n’avait pas déjà une vérité, et si on n’aimait pas cette vérité, comment pourrait-on savoir qu’il comporte un mensonge. La déception et le mensonge de l’amour disent que l’amour a sa vérité. Suivre sa vérité c’est être fidèle à l’amour; dévier de sa vérité c’est condamner l’amour à l’échec.
La promesse de l’amour c’est l’infini vers lequel il s’oriente.Et sa vérité c’est que l’aspiration vers l’infini n’étant l’acte que de la volonté, l’amour est essentiellement spirituel. Et s’il n’est pas vrai que la personne est un faisceau de qualités, le véritable amour s’adresse au delà des qualités, c. à d. à la personne comme terme. La volonté de l’aimant et la personne de l’aimé, voilà deux points fixes sur lesquels doit être axé l’amour, le vouloir du bien.
Il s’ensuit de là que l’existence de la complaisance sensible n’est pas essentielle dans l’amour, et la disparition des qualités chez l’aimé ‘entraýne pas nécessairement la destruction de l’amour, si la volonté de l’aimant et la personne de l’aimé demeurent, pourquoi pas l’amour? Il est évident que l’amour en ce sens est guidé par la raison, plutôt il est l’acte de l’appétit de la raison, sous la lumière de laquelle il chosit ce qui est conforme non au sentiment en tant que sentiment, mais à la raison, ou au sentiment quand il s’accorde à la raison.
Si belle soit-elle, cette détermination de l’appétit rationnel, indépendante des dispositions psychologiques et physiologiques est-elle possible? Il semble que non.
La possbilité d’aimer selon la vérité
N’a-t-on pas souvent parlé d’hommes et de femmes qui sont subitement frappés d’amour, comme on est frappé d’une maladie? N’a-t-on pas remarqué que le vouloir est inséré dans un contexte complexe qui peut influencer la détermination de la volonté?
Nous ne nions pas ces données concrètes de l’expérience humaine, ni cette triste sorte de déterminisme du sensible sur le spirituel; mais n’est-ce pas un déterminisme accepté, assumé et construit? Si maintenant on devient esclave de son instinct, de ses habitudes, c’est parce qu’ils ne sont pas gouvernés, empêchés. Ne pas empêcher, c’est déjà accepter, et accepter c’est aussi vouloir. Et justement parce qu’il a été accepté et construit, ce déterminisme pratique est aussi susceptible d’être refusé et détruit. La raison c’est qu’on a tout ce qui est nécessaire pour cette oeuvre, l’intelligence et la volonté.
Certes les actes de l’homme domné par le sensible ne proviennent pas seulement de sa forme naturelle, comme chez les plantes qui se meuvent elles-mêmes et non par elles-mêmes. Ils ne sont pas non plus ceux de l’animal qui se meut lui-même par l’appréhension de ce qui est sa fin, en ne la connaissant pas comme fin. L’acte humain, au contraire, procède de l’homme en vertu d’un choix. Mais choisir c’est avoir jugé; l’acte de la volonté suppose l’acte de la raison.
L’homme est-il maýtre de son jugement? “Qui en sera doué? Celui qui est maýtre du jugement qui le mène. Et qui est maýtre du jugement qui le mène? Celui qui en peut juger”33. “Car c’est seulement de ce que nous pouvons juger que nous sommes maýtre. Or, juger de son jugement, cela appartient à la seule raison, qui réfléchit sur son acte, qui connaýt les relations de ce qu’elle juge et de ce par quoi elle juge”34. Cette réflexion, ce retour de la raison sur elle-même, en vue de juger son acte, est un fait évident de la conscience. Et cette forme par laquelle la raison juge n’est rien d’autre que la notion du bien. En effet, “la forme de connaissance est principe moteur en tant qu’elle représente l’objet sous la notion du bien ou de convenable. L’action extérieure, en effet, chez les êtres qui se meuvent eux-mêmes, procède du jugement par lequel une chose est jugée bonne ou proportionnée par la forme susdite. Si donc l’être qui juge doit se mouvoir par son jugement même, il faut que ce soit par le moyen de quelque forme plus élevée, et cette forme ne peut être que la notion du bien ou du proportionné, par laquelle il jugera de tel bien ou de tel convenable en particulier”35.
Étant maýtre de son jugement, l’homme est-il aussi maýtre de son choix? Autrement dit, son choix est-il libre?
Rappelons d’abrod que, chez certains tempéraments, des émotions peuvent être subitement exctitées par la simple provocation de la sensation, et peuvent provoquer, en réaction soudaine, des actes avant toute attention de la conscience. Si l’émotion antécédnate est telle qu’elle supprime momentanément l’usage entier de la raison, l’acte qu’elle suscite est alors involontaire, et par conséquent irresponsable36.
Mais encore faut-il que cette émotion soit elle-même absolument involontaire. Car l’éruption d’une telle émotion déchaýnée peut être l’effet d’un tendance longuement caressée, d’une ligature volontarire de la raison37, d’une méfiance des occasions dangereuses. Volontaires indirectement dans leurs causes, des actes passionnels ne sauraient être exempts de toute responsabilité38.
Ainsi, en dehors du cas des passions antécédantes absolument imprévues, l’homme est capable d’être maýtre de son choix. Une faculté n’est déterminée nécessairement à agir par un objet que s’il se présente à elle comme réalisant son objet formel. Or, la volonté étant une puissance rationnelle qui a pour objet formel le bien connu en tant que tel dans toute son universalité, elle est donc nécessairement déterminée seulement par un objet réel qui réaliserait tout ce qui est bon, mais pas par des biens partiels et limités, envers lesquels elle reste toujours libre. Cette liberté qu’atteste encore le témoignage de la conscience psychologique, morale et sociale, est une donnée évidente qui condamme tout déterminisme du sensible dans l’amour.
Mais cette liberté, comme nous l’avons noté, est immergée dans un contexe enchevêtré de déterminismes. Car, incorporé dans le corps, l’esprit ne change pas la nature du corps, qui est soumis aux tendances résultant de sa condition matérielle. “Ceci revient à dire que la domination de l’esprit sur le corps n’est point une suprématie acquise une fois pour toutes par le pur fait de notre spiritualité, mais une tâche à accomplir par la puissance de notre esprit”39.
Cette réalisation active, l’histoire n’en manque pas de preuves émouvantes. “Quare isti, istae et non ego”? Ces paroles de saint Augustin qui définissaient un tournant de sa vie, en sont un témoignage.
Si la sensiblité dépend de nos dispositions physiologiques qui échappent à la volonté, et si elle peut précéder toute décision volontaire, elle n’est pas tout à fait ingouvernable. La raison a sur elle un pouvoir non despotique, mais politique40, qui a déjà son importance. Aussi, M. Pradines a-t-il quelque raison de définir la volonté comme “une forme d’action dont l’origine est une raison capable de dominer les impulsions, les passions, les affections, les automatismes divers des réflexes, de l’instinct, et de l’habitude et les stimulations associatives, bref, transcendante à tous les mobiles du comportement animal”41.
Le sacrifice, chemin de l’amour
L’homme peut donc choisir, mais chosir c’est se déterminer à une chose en laissant les autres. Cet aspect négatif du choix annonce un certain sacrifice qui y est impliqué. Voyons le choix dans l’amour.
Comme nous avons vu, l’amour est fondé sur la conformité, et celle-ci est souvant mensongère. Cette situation ouvre deux voies, il faut choisir: ou bien la déception, ou bien, pour éviter celle-ci, chercher la vraie convenance. Ni l’une ni l’autre solution n’épargne absolument la souffrance. La déception n’est pas un plaisir, tous sont d’accord. Mais choisir la vraie harmonie, comment la souffrance peut-elle s’y glisser?
Ce choix, pour ne pas se tromper, doit être justifié. Mais il ne peut l’être sans être lucide. Il ne peut être lucide sans ce qui le rend lucide, à savoir la lumière intellectuelle. Et l’intelligence ne sera pas lucide si elle n’atteint pas la valeur propre de l’objet du choix, ni son rapport qui en définit la place dans la hiérarchie du bien, ni son ordination au sujet voulant choisir, bref, les motifs valables qui justifient le choix. Tâche délicate et malaisée. Car au fond elle implique une vraie connaissance de soi-même, d’autrui, de la hiérarchie du bien, et de leurs rapports. Pour scruter ce domaine délicat, l’intelligence au lieu d’être aidée, est souvent gênée par divers facteurs déjà remarqués, notamment la passion antécédente. Celle-ci, fortifiée par l’imagination, l’association des idées, les préjugés, tend à dicter ses “raisons que la raison ne connaýt pas”. Une harmonie est affirmée, mais c’est une harmonie passionnelle. Puisque “affirmation” dit acte de la raison, et “passionnelle” dit passive, l’affirmation passionelle n’est rien d’autre que la conclusion d’un jugement de la raison dominée par les passions.
“Celles-ci, si (donc) on les considère en elles-mêmes, c. à d. comme de certains mouvements de l’appétit irrationnel, il n’y a en elles ni bien ni mal, car ceux-ci dépendent de la raison... Mais si on les considère selon qu’elles relèvent du commandement de la raison et de la volonté, alors il y a en elles bien ou mal moral. En effet l’appétit sensitif est plus proche de la raison elle-même et de la volonté que nos membres extérieurs, dont les mouvements, cependant, et les actes sont bons ou mauvais en tant qu’ils sont volontaires. Donc à plus forte raison, les passions elles-mêmes, en tant que volontaires, pourront être dites bonnes ou mauvaises moralement. Et on les dit volontaires, ou bien parce qu’elles sont commandées par la volonté, ou bien parce que la volonté n’y fait pas obstacle”42. Il s’ensuit que la priorité de la raison est absolument indispensable. Priorité non seulement de droit mais aussi de fait, priorité non nécessairement de temps, mais nécessairement de contrôle et de direction. Loin d’être un cadeau offert gratuitement par la force passionnelle, cette priorité pratique de la raison est l’oeuvre de l’effort, et de la patience. Car si l’esprit est une force, la chair en est une autre. Et le conflit entre ces deux forces ne se déroule pas sur un “terrain neutre”, mais en l’homme qui est en même temps et rationnel, et passionnel. L’homme n’assiste pas à la bataille comme un spectateur, mais il est engagé. C’est lui, rationnel, qui lutte, et encore c’est lui, passionnel; qui lutte: une lutte de soi contre soi, une lutte intestine du fait de la dualité de notre nature: homo duplex. Et c’est justement de cela que peut surgir la souffrance. L’homme est déchiré dans son unité par la tension passion-raison. Si “tout ce qui est contraire au mouvement de l’appétit, attriste”43, on ne peut douter de la souffrance que l’homme doit subir dans l’appétit sensible contrarié par la raison.
Mais on sera récompensé de cette maýtrise de soi gagnée par la souffrance, par la connaissance exacte de l’harmonie entre autrui et soi. Et quand cette harmonie ainsi justifiée, ratifiée, est acceptée par un acte libre de choix, l’amour aura le bonheur d’être à l’abri de la déception qui attend les amours fondés naðvement sur des harmonies apparentes.
Malheureusement, la déception peut menacer l’amour par l’autre porte: puisque l’aimant et l’aimé peuvent n’être plus tels qu’ils étaient, ce changement entraýne inévitablement l’effondrement de l’harmonie, même vraie. D’ailleurs d’une part, la genèse de l’amour, même le plus réfléchi, est conditionnée par beaucoup de hasards (hasard de rencontre, de gouts, etc.); d’autre part, il n’y a pas de recettes infaillibles pour identifier une véritable harmonie. Il serait ridicule de tenter un choix, armé de règles mathématiques. Qui veut trop bien choisir, risque de ne jamais choisir. C’est pourquoi, il n’est pas imprudent de fonder l’amour sur des certitudes morales. Quand l’harmonie n’est plus, on peut la “créer” en s’adaptant à la nouvelle situation. Mais s’adapter à l’autre c’est se sacrifier. Surtout quand l’amour est plongé dans une aridité sentimentale par l’absence de l’affectivité sensible. Certes l’amour alors n’est pas détruit. Car s’il comporte presque toujours une complaisance sansible, ce facteur n’est pas une composante indispensable dans sa structure. Si le vouloir demeure, l’amour reste. Cependant, la délectation sensible étant un bien, qui par rapport à l’homme, est gouté avec plus de force44, sa privation devient un mal pénible pour ceux qui sont habitués à en vivre.
Celui qui aime ainsi à travers la déception, l’aridité et les épreuves, aime enfin l’aimé pour lui-même. Son amour a comme terme non l’aimant mais l’aimé.
Le don et le sacrifice
L’existence du sacrifice dans l’amour s’explique encore par le don qu’est l’amour. Le don suppose outre le donateur, l’objet donné et le donataire. Entre ces trois facteurs, il y a plusieurs rapports: celui entre le donateur et le donataire, et celui entre le donateur et l’objet donné. Ces rapports ressemblent-ils à ceux qui existent dans la vente, l’échange et le prêt? Le sens commun ne le pense pas. La relation qu’a le vendeur avec l’objet à vendre n’est surement pas intime, autrement il ne lui préfèrerait pas l’argent. N’est pas intime non plus la relation qu’il a avec l’acheteur, s’il n’existe pas, par ailleurs, entre eux, d’amitié. Car d’une part, le vendeur ne lui cède son objet qu’au prix d’un échange valable, d’autre part, l’objet cédé par le fait qu’il est vendu, manifeste le non-attachement affectif de son propriétaire à son égard. L’indifférence existe de même entre personnes et objet dans l’échange. Si nous considérons les rapports dans le prêt, nous ne pouvons pas les identifier avec ceux qui existent dans le don de l’amour. Prêter sans donner c’est affirmer que l’objet a une valeur ou importance telle qu’on ne peut le donner, ou que celui à qui on le cède pour un temps, en vue de la restitution, n’a pas avec lui une relation très intime.
Aucontraire, qui dit don, dit libéralité à titre gracieux. La relation entre le donateur et le donataire dépend, dans une certaine mesure, de celle qui existe entre lui et l’objet donné. Vice versa, on constate que le rapport entre le donateur et l’objet mesure le rapport qu’il a avec le donataire. Plus on aime quelqu’un, plus on lui donne ce qu’on a de plus intime. Plus l’objet est affectivement cher au donateur, plus l’amour de celui-ci envers le donataire est profond. On ne donne vraiment que ce qui est à soi; le degré de la profondeur de l’amour dépend donc du degré de l’appartenance du don. Donner un objet qui ne plaýt plus, ou qui a cessé de servir, c’est plutôt abandonner que donner. L’objet, au contraire, auquel je m’attache vivement, et que je donne quand même, proclame au donataire que sincèrement je l’aime.
Par le fait qu’il aime, chacun donne ce qui lui appartient le plus. Son affection, sa connaissance, tout son univers intérieur qui se laisse remplir par l’aimé, n’est-ce pas pour l’aimant ce qu’il y a de plus intime? On peut vendre et prêter son corps, mais son amour, on ne peut que le donner. Car il est chargé d’une intimité trop personnelle, d’une intériorité trop profonde. Aussi l’amour est un don. Le rapport de ce don avec le donateur, c. à d. l’aimant, est tellement intime qu’il réalisera par le fait même une intimité entre le donateur et le donataire. L’union affective, l’union effective, l’union oblative, toutes ces unions dans l’amour affirment déjà l’intimité entre celui qui aime et celui qui est aimé.
Certes, l’amour est un don, et le premier don, auquel tous les autres dons ultérieurs doivent se référer. Mais puisqu’il est invisible, et justement parce qu’on aime, on ne supporte pas que l’mour s’enferme, le premier don exige les autres dons visibles. Pour que ces dons visibles puissent traduire l’amour, il est nécessaire qu’ils soient dotés le plus adéquatement possible des mêmes caractéristiques que l’amour, à savoir l’intimité et la gratuité. Mais si donner suppose avoir possédé, se déposséder doit être logiquement sa conséquence. Et voilà la racine de la souffrance dans le don de l’amour. Quand les dons matériels, qui impliquent déjà eux-mêmes quelque sacrifice, ne suffisent pas à exprimer l’amour, on recourt à des gestes plus éloquents. On offre alors à l’aimé ce qu’on a de plus personnel. Et le dernier degré de ce témoignage c’est de lui donner sa vie. “Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime”45. C’est le plus grand amour, car la vie est le support de tout autre don, c’est le don auquel on s’attache le plus intimement.
Quoique les signes visibles servent à traduire l’amour, il y a trop souvent une disproportion entre le signifiant et le signifié. Le vouloir s’étend à l’infini, mais l’exécution ne tardera pas à se heurter au pouvoir limité de la nature humaine. On veut être infiniment aimable envers l’aimé, mais la condition humaine nous condamne à rester pauvre, incapable. D’ailleurs, le visible ne traduit pas toujours infailliblement l’intention aimante. Un geste amical peut bien prêter à diverses interprétations, soit favorables soit défavorables.
De plus, si l’amour est une volonté de promotion, nous n’avons pas la vertu divine d’agir directement sur les facultés spirituelles d’autrui. Une communion pure nous manque, il nous faut recourir à des intermédiaires visibles. Cette promotion, par l’intermédiaire, est discontinue et ne promet que des résultats probables. La causalité est incertaine. L’incertitude plane sur l’avenir. Le monde de nos intentions n’est pas le même que le monde des intermédiaires. Cette disproportion est encore une autre racine de la souffrance.
Le sacrifice de l’amour oblatif, chemin de bonheur
Le sacrifice exigé par l’amour oblatif, bien qu’il implique plus ou moins de souffrance, est pourtant imprégné de joie profonde. Qu’est-ce, en effet, que la joie, si ce n’est une sorte de repos de l’appétit dans le bien conquis?46. Le bien par excellence de l’appétit rationnel est d’atteindre le vrai, l’objet de l’intelligence, faculté la plus parfaite de l’homme. Or, en nous sacrifiant pour l’aimé, nous savons que nous l’aimons selon la vérité. Conquérir ce bien spirituel est donc une source de bonheur.
D’ailleurs, si notre sacrifice a pour but de faire du bien à autrui, faire du bien à autrui peut être aussi cause de joie. Et cela pour un triple point de vue. “Premièrement par rapport à l’effet qui est le bien produit dans l’autre. A ce titre et selon que nous considérons comme nôtre le bien de l’autre, à cause de l’union que fait l’amour, nous nous réjouissons du bien que nous faisons à autrui... Deuxièmement par rapport à la fin, ainsi quand on espère, parce que l’on fait du bien à un autre... L’espoir en effet est source de joie. Enfin, par rapport au principe. Dans cette perspective, faire du bien à autrui peut être agréable par rapport à trois principes. Le premier est le pouvoir de faire du bien: à ce titrre faire du bien est agréable, en tant que l’on se persuade alors qu’on doit être riche de biens puisqu’on peut en communiquer aux autres... Le second principe est l’habitus qui incline à agir, et qui rend connaturel à quelqu’un de faire du bien: ainsi la vertu de libéralité fait que l’on donne avec plasir. Le troisième principe est le motif pour lequel on agit; par exemple quand, par amour de quelqu’un que l’on aime, on est amené à faire dubien à un autre: en effet, tout ce que nous faisons ou souffrons pour un ami nous est agréable, car l’amour est la cause par excellence de la joie”47. CONCLUSION GENERALE
De l’amour à la souffrance, et de la souffrance au bonheur, le parcours de cet itinéraire nous rappelle que la souffrance ne vient qu’après l’amour. La structure de la souffrance le prouve, et l’expérience le confirme. Il s’ensuit que l’amour peut exister, au moins un moment, sans la souffrance. Si la souffrance arrive, c’est parce que l’amour est conditionné par la complexité de la situation humaine. L’amour cherche l’union effective, et le bien pour l’aimé; mais la séparation, l’échec de la promotion, la réussite difficile, tout cela est un risque immanent donné avec notre condition humaine.
Mais si l’amour humain porte en soi le germe de la souffrance, celle-ci n’est pas son fruit malfaiteur. Au contraire, si l’on peut parler ainsi, l’homme a la chance d’avoir la faculté de souffrir. Non que la souffrance, par elle-même, soit bonne. Mais dans cette existence terrestre, où l’homme a la mission de se faire, d’édifier les autres, et de cheminer vers l’Absolu, la souffrance est un avertissement utile, la grande ouvrière de l’amour, et la messagère de l’éternité.
D’abord, elle invite l’homme à réfléchir. Le plaisir endort souvent la conscience. “L”homme du divertissement vit comme expulsé hors de soi, confondu avec le tumulte extérieur”1. Mais la souffrance place l’homme dans la solitude. Elle le rejette vers lui-même. Elle le vide de tous les objets frivoles, qui jusque là le remplissaient. Elle réveille la conscience, la laboure, et met au clair les aspirations les plus secrètes, cachées au fond de l’âme. Elle permet à l’homme de se découvrir soi-même, de s’approfondir, de se murir, de s’affiner et de saisir les valeurs les plus fines. Elle donne à la vie son sérieux. La souffrance réflètera devant l’homme l’image profond de son amour: qui, pourquoi, comment et combien il aime?
Ainsi cette solitude de la souffrance, tout en nous enfermant en nous-mêmes, s’ouvre vers autrui. Ma souffrance, dans sa structure, appelle déjà celui qui me fait souffrir. Cet appel, surgi de la profondeur de la souffrance, est lourdement chargé d’amour. Souffrir par l’amour, c’est plus qu’aimer. Souffrir pour l’aimé c’est s’unir à lui dans un amour éloquemment oblatif. Désormais, je comprendrai mieux la souffrance des autres, parce que j’ai compris la mienne. En ce sens, l’expérience de la souffrance affine notre délicatesse en la faisant vibrer devant le mal d’autrui. Celui qui souffre par l’amour, se montre peut-être indifférent à tout. Mais n’est-il pas vrai qu’il est, sous l’autre aspect, le plus concentré à l’objet de sa souffrance? Sous cette indifférence se cache souvent un désir brulant d’accueillir une union plus intérieure et plus parfaite.
Mais la communion interpersonnelle, la plus parfaite possible, ne supprime point l’éventualité de la souffrance. Un seul moyen de l’extirper, c’est que l’homme possède pleinement le Bien Absolu, auquel il est ordonné. Ainsi, la souffrance, tout en nous faisant découvrir notre limite et notre pauvreté, nous pousse vers la recherche de l’Absolu.
Cette lumière téléologique de la souffrance de l’amour, n’est donnée que par l’usage que chacun est capable de faire de la souffrance. Il y a des souffrances inutiles, stériles. On peut même en faire le plus mauvais emploi. C’est dire que la souffrance, pour être fructueuse, doit être un sacrifice, au sens fort du mot. La souffrance de l’amour demande l’amour de la souffrance. On aime librement, on accepte aussi librement la souffrance qui en découle. L’amour a l’aimé pour terme, la souffrance est acceptée également au profit de lui, et par là même de notre personnalité.
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